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TATTOOING TO PERFECTION

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TATTOOING TO PERFECTION

@pascalbagot

C’est un formidable travail de mémoire réalisé par l’Américaine Judith Lukas avec ce livre « Tattooing to Perfection ». En reconstituant l’histoire de ses grands-parents, John T. Clark et sa femme Bertha, qui vécurent au 19e/ 20e siècle, Ms Lukas - avec l’aide du tatoueur Nicholas York- réhabilite un couple oublié de l’histoire du tatouage. L’homme, Professeur Clark, trouve ainsi sa place parmi les tatoueurs pionniers en Afrique du Sud, région du monde restée jusque-là en-dehors des radars de la grande histoire du métier. Sans profession, tout à tour éleveur de poules, soldat, mineur, il deviendra le seul tatoueur de la ville de Johannesburg et l’ami du célèbre tatoueur anglais George Burchett. A l’origine de cette recherche poursuivie sur des décennies, il y à la somme considérable de documents d’époque conservée par la famille. Des photos, des lettres, des cartes de visite professionnelles, des articles de journaux mais aussi des carnets de flashs réalisés par Clark lui-même, ou acquis au cours de sa vie, reproduits dans le livre. Il constitue ainsi une mine d’informations pour les historiens et les chercheurs. Mais il est d’abord une passionnante lecture pour les passionnés. Unique, sans équivalent connu, « Tattooing to Perfection » fait date.

Vous dites avoir rencontré Lyle Tuttle au cours de vos recherches pour ce livre il y a 25 ans ! Quelle est l'histoire de ce projet et depuis combien de temps travaillez-vous dessus ?

Je collecte des informations sur mes grands-parents depuis des décennies. Par exemple, j'ai demandé les archives de la guerre hispano-américaine de John Clark il y a environ 20 ans et je recherche des parents sur Ancestry (entreprise spécialisée dans la généalogie) depuis plus longtemps que cela. Au début des années 1990, alors que nous vivions à Los Angeles, j'ai vu un article sur Georges Burchett (célèbre tatoueur anglais du 20e siècle) qui disait que Lyle avait acheté le lot de ses œuvres et je lui ai envoyé un fax (c'était avant le courrier électronique).

Votre grand-père a travaillé plusieurs années avec lui dans son studio de Johannesburg en Afrique du sud.

Oui. Lyle a tout de suite répondu. Un jour où il était en ville pour une convention il est passé chez moi. Il a vu que j'avais une vraie collection. Quelques temps plus tard, il m'a invité chez lui à Ukiah, pour voir ce qu’il avait sur Burchett et m'a laissé dans son garage avec des boîtes. J'ai été ravi de trouver le dessin original réalisé par Burchett pour le tatouage de Paul Kruger (homme d’état sud-africain) qu’il a fait sur la tête de Clark. J'ai proposé d'acheter l'œuvre, mais Lyle a refusé et m'en a donné une photocopie, qui figure dans le livre. Lyle était un vrai gentleman et m'a prévenu que certaines des photos pouvaient représenter des personnes nues, au cas où je serais sensible. Au fil des ans, Lyle m'a transmis des informations pertinentes qu'il a trouvées et nous nous sommes rencontrés occasionnellement lorsque nous étions dans les mêmes endroits. Lyle est venu nous rendre visite quelques semaines avant sa mort, alors que nous vivions à Santa Rosa, en Californie, à mi-chemin entre sa maison d'Ukiah et San Francisco.

Tout commence avec cette malle dans laquelle sont conservées les affaires de votre grand-père après son décès, par sa femme Bertha. Racontez-nous.

La malle se trouvait dans le sous-sol de notre maison à Chicago. Ma grand-mère Bertha vivait dans une pension au Canada et n'avait pas de place pour la malle, alors mon père l'a entreposée chez nous. Lorsque Bertha est décédée en 1958 - j'avais 10 ans -, il l'a ouverte et jeté de nombreux objets. Il en a donné quelques-uns à mon frère et le reste à moi. J'étais un petit enfant et je jouais avec les lettres et les photos en grandissant. J'étais très impressionné par la beauté de mon grand-père. Mon père de son côté ne s'intéressait à aucun de ces objets et je pense qu'il ne les a même pas regardés avant de me les donner. Aucun autre membre de ma famille ne s'intéressait non plus à notre histoire commune. Mais, lorsque mon frère est décédé, ses objets me sont revenus et ma collection s’est complétée. Je ne sais pas ce qu'il est advenu de la malle, mais c'était une malle ordinaire utilisée par les gens lorsqu'ils voyageaient en bateau.

Le livre s'ouvre sur une dédicace à Bertha. Il est écrit que vous avez tenu votre promesse. Quelle était-elle ?

Je ne le dis pas dans le livre parce que je ne voulais pas que les gens pensent que j'étais folle mais, il y a de nombreuses années, j'ai fait un rêve dans lequel je disais à Bertha que je m'assurerais que Clark ait la place qui lui revient dans l'histoire, et elle m'a répondu "Merci".

Pourquoi était-il si important pour vous de faire en sorte que Clark retrouve cette place et de quelle place s’agit-il ?

Je savais que la collection de mon grand-père était très importante pour l'histoire du tatouage. Il a tatoué en Afrique du Sud, un pays qui n'a pas reçu beaucoup d'attention dans le monde pour sa contribution à cette histoire.

Comment résumeriez-vous la vie de Clark avant qu’il ne devienne tatoueur ?

Sans profession et avec seulement les conseils de son père, Clark a gagné sa vie en faisant ce qui lui tombait sous la main. La guerre hispano-américaine (1898) a attiré de nombreux jeunes hommes et il était l'un d'entre eux à s'engager et à quitter l’Amérique. Il est devenu soldat. Je ne sais pas s'il avait ensuite prévu de combattre dans la seconde guerre des Boers (1899-1902, conflit en Afrique du Sud entre l’Angleterre et deux Républiques indépendantes locales) mais il accepte un poste sur le bateau de transport de chevaux et de mules vers l'Afrique du Sud.

Clark, une fois en Afrique du sud, quitte l’armée et serait donc devenu tatoueur en 1906. Mais, vous dîtes qu’il aurait en fait commencé en amateur à partir de 1903. Comment Clark a-t-il eu connaissance du métier?

Je pense qu’il a vu le tatouage pour la première fois dans la ville portuaire de Galveston (ville du Texas de bord de mer où Clark grandi ; la ville est dévastée par une tempête en 1900) sur des marins ; puis, pendant son séjour dans l'armée américaine et, plus tard, dans l'armée britannique. Plus jeune, il n'a jamais exercé de profession et s'est contenté d'un travail d'ouvrier ou de petits boulots, aussi l'idée de développer une compétence avec un certain prestige l'a séduit. La classe supérieure britannique se faisait tatouer. C’est devenu une mode et il y avait beaucoup de Britanniques en Afrique du Sud. L’armée britannique utilisait aussi le tatouage, mais je pense qu’il était plus question de se faire tatouer l'écusson de son régiment plutôt que d'identifier les individus. Par ailleurs, à cette époque, n'importe qui pouvait facilement acheter des kits de tatouage. En Angleterre ou aux États-Unis, ou auprès d'autres tatoueurs. Dans le livre, j'ai inclus quelques reçus de Novelties, un magasin en Angleterre qui vendait des pigments et des aiguilles.

Le contexte était donc favorable pour qui voulait se lancer dans la profession.

Oui, le tatouage était populaire parmi les personnes des classes moyennes et supérieures, en particulier les Britanniques. Le roi George était tatoué, tout comme Jennie Churchill (mère de Winston Churchill). De nombreux Boers étaient religieusement opposés aux tatouages, mais pas tous. Je crois que Clark a vu le tatouage comme un moyen de gagner sa vie pendant la guerre des Boers. Clark faisait ce que les clients voulaient, mais je ne pense pas qu'il se soit spécialisé dans les classes aisées comme le faisait Burchett. Celui-ci était plus célèbre que lui.

Clark ouvre probablement son premier studio en 1906 et proclame même en 1908 être le seul tatoueur à Johannesburg. Sur des photos, on le voit bien habillé en costume, propre et bien rangé. Les affaires semblent bonnes et il semble jouir d'une position confortable. Peut-on dire qu'il réussi ?

Beaucoup des anciens voulaient conserver une image élégante. La vie était belle à Johannesburg et Clark semblait assez prospère. Il n'a cependant jamais acheté de propriété.

En 1910, il fait cette rencontre incroyable pour un jeune tatoueur inexpérimenté et de plus à l’autre bout du monde : George Burchett, le plus grand tatoueur de l’époque, avec qui il se lie d'amitié.

Oui, ils ont dû bien s'entendre. À l'époque, il n'y avait pas beaucoup de tatoueurs à Johannesburg. Burchett qui était venu passer quelques mois y est finalement resté trois ans. S’il a été suffisamment occupé pour rester en Afrique du Sud pendant quelques années, on peut en conclure que les affaires étaient bonnes.

Vous avez dit avoir rencontré de nombreux tatoueurs au cours de vos recherches, qu’ont-ils dit à propos des flashs que Clark dessinait lui-même ?

Son travail a progressé avec le temps. Certains de ses premiers dessins sont un peu primitifs, mais les plus récents sont beaucoup plus habiles. Il dessinait à des fins commerciales et devait donc tenir compte des motifs populaires de l'époque. On m'a dit que Clark a développé son style unique.

Clark était excessivement tatoué, parlez-nous de ses tatouages.

Clark avait un grand tatouage de Saint Georges et du Dragon sur son dos et un motif patriotique sur sa poitrine. Autour de sa taille se trouvait une ceinture ornementale qui portait l'inscription "J.T. Clark Tattoo Artist" qui rencontre dans le creux de son dos une tête de chérubin avec des ailes. Il avait également des visages de démons japonais sur ses mollets arrière ainsi que des motifs de chaussettes ornementales sur ses jambes inférieures. Et, bien sûr, le célèbre portrait de Paul Kruger sur sa tête. Il est important que les gens comprennent qu'à l'époque, l'image de Paul Kruger était aussi reconnaissable que celle de la reine Victoria. Je ne pense pas que ses tatouages représentaient quelque chose de personnel, mais plutôt des motifs considérés comme élégants. Le tatouage de Paul Kruger laisse perplexe car il se trouve sur la tête d'un ancien soldat qui a combattu avec les Britanniques contre les Boers. Tous ces tatouages ont été effectués par Burchett, à l'exception de quelques motifs sur son bras gauche, qui pourraient avoir été réalisés par Clark lui-même.

En 1913, coup de théâtre, alors que tout semblait marcher pour lui, Clark vend son magasin à Burchett et rentre aux Etats-Unis à 42 ans. Comment l’expliquer ?

En 1913, quelque chose a changé en Afrique du Sud. Je suppose qu'il y avait des troubles politiques et la crainte d'un soulèvement de la population indigène, alors la famille a décidé de retourner aux États-Unis. Burchett n'est pas resté longtemps. Edith et les enfants étaient partis quelque temps auparavant.

Clark s’est fait tatouer sur tout le corps par Burchett, il a aussi tatoué sa femme – qui prendra le nom de Princesse Béatrice-. Clark semblait conscient des opportunités offertes par le monde du tatouage de l’époque et celle de s’exhiber dans des cirques comme il le fera plus tard.

Il existait des side-shows qui étaient très populaires et il était possible de gagner beaucoup d'argent en s’exhibant comme en tatouant. Burchett a tatoué Clark en 1912. Clark a donc tatoué pendant plusieurs années avant d'avoir l'idée de devenir lui-même une attraction tatouée. Je n'ai pas pu avoir accès aux journaux sud-africains de l'époque et je ne peux donc pas dire ce que Clark a pu voir, mais les journaux américains de l'époque étaient assez descriptifs lorsqu'ils couvraient les cirques et autres spectacles.

Clark pouvait-il avoir ce genre de plan en tête lorsqu’il quitte Johannesburg ?

Je ne pense pas qu'ils aient eu un quelconque projet après avoir quitté Johannesburg, si ce n'est de continuer à chercher des opportunités liées au tatouage et de spectacle parallèle. J'ai parlé à Chuck Eldridge (tatoueur et chercheur américain travaillant sur l’histoire du tatouage au sein de Tattoo Archive) des possibilités de travail à Chicago, où Clark et sa famille se sont installés. Chuck a dit qu'il y avait beaucoup de travail dans la ville. On ne sait pas pourquoi Clark ne s'y est pas établi ou n'a pas rejoint une boutique déjà en activité.

Installé à Chicago, Clark trouve du travail comme attraction tatouée dans les cirques ambulants. A quoi ressemblait une vie comme celle-ci ?

Clark a tourné avec les Ringling Bros (un des plus grands cirques d’Amérique à la fin du 19e et au début du 20e siècle) pendant une seule saison. Je ne connais pas le taux de rémunération mais il devait être logé et nourri et pouvait garder l'argent qu'il gagnait en tatouant les clients. Je montre les photographies de ses « collègues » dans le livre et ils ont dû faire une compagnie très intéressante. Clark a continué à tatouer et à s’exhiber jusqu'à sa mort en 1918.

Parlons du couple que formaient vos grands-parents, quelle était leur relation ?

J'ai eu très peu de contacts avec Bertha et j'étais très jeune à ce moment-là. D'après la correspondance, il semble bien que mes grands-parents étaient très attachés l'un à l'autre. Ma grand-mère a été très affectée par la perte de sa famille lors de la tempête de 1900 à Galveston et a eu du mal à s'adapter. Il était difficile pour elle de voir ses fils mariés avec leurs propres familles et elle était plus heureuse loin d'eux. Après la mort de Clark (il décède en 1918 de la bilharziose, une maladie parasitaire), ma grand-mère a perdu tous ses revenus et je ne peux pas imaginer qu'il y ait eu des économies. Ils ne possédaient aucune propriété. Lorsqu'elle est devenue veuve, Bertha aurait été trop âgée pour se produire et une femme seule dans un spectacle secondaire n'aurait pas été à l'abri des prédateurs sexuels. Mon père (le fils de Bertha) a été mis au travail pour son logement et sa nourriture dans une ferme au Canada lorsqu'il avait douze ans.

Les circonstances dans lesquelles votre grand-mère, qui vient de se tirer les cartes, retrouve son mari, loin d’elle et juste avant qu’il meurt, sont très surprenantes. Avait-elle un don ?

La famille a toujours cru que Bertha était médium. Quelque chose que je ne souligne pas dans le livre.

Bertha n'a jamais eu l'intention de tatouer pour gagner sa vie, comme l’a fait Maud Wagner, la femme de Gus Wagner, deux tatoueurs bien connus contemporains ?

Bertha a été élevée dans un foyer de la classe moyenne et ne s'attendait pas à devoir un jour travailler pour gagner sa vie. Elle avait certainement des qualités sociales et comprenait son rôle d'épouse, mais elle n'avait jamais pensé devoir subvenir à ses besoins financiers. Après la mort de son premier mari, elle aurait dû aller vivre avec sa mère mais ils sont tous morts quelques années auparavant, lors de la tempête de 1900. Puis elle a épousé Clark. C’est possible qu'elle se soit essayée au tatouage avant de découvrir qu'elle n'avait pas les compétences nécessaires ou peut-être que la clientèle était trop rude pour une dame là où Clark travaillait. De plus, le climat social était différent aux Etats-Unis et en Afrique du Sud. Bertha avait environ 40 ans lorsque Clark est mort, mais j'imagine que les perspectives conjugales d'une femme tatouée au Canada étaient limitées et elle ne s'est pas remariée.

La fin de vie de Bertha est assez triste, elle vit dans une certaine pauvreté. Son décès fait par ailleurs l’objet d’une anecdote très frappante. Bertha a refusé de dévoiler l’endroit où se situe sa tombe de peur que quelqu'un ne l’exhume pour lui enlever sa peau tatouée ! Sur quoi se basait cette croyance ?

La dernière vie de Bertha a été triste. Elle a passé quelque temps avec les familles de ses deux fils, mais elle ne s'est jamais bien entendue. Question de tempérament. Elle préférait vivre au Canada avec des amis qu'elle avait rencontrés au fil des ans. Mon père lui envoyait régulièrement de l'argent et lui a rendu visite quelques fois. Je ne sais pas s'il y avait une réelle menace que son corps soit exhumé pour sa peau tatouée ou si c'était juste une peur personnelle. Il se peut qu'elle ait lu des histoires sur les nazis qui utilisaient la peau tatouée comme abat-jour ou d'autres horreurs et qu'elle en ait été troublée.

Après des décennies de travail, après avoir rencontré de nombreux tatoueurs, quelle conclusion tirez-vous donc de la place de Clark dans l'histoire du tatouage ?

Clark était un pionnier de l'industrie en Afrique du Sud et il a fait preuve d'audace en se mettant en avant dans le secteur du tatouage là-bas. Il a saisi des opportunités, s'est associé à Burchett, il a même tatoué des chiens whippets pour les courses. S'il avait été en Angleterre ou aux Etats-Unis et s'il était resté au même endroit pour y développer une clientèle, je pense qu'il aurait été reconnu au même titre que ses contemporains plus connus. + www.tattooingtoperfection.com Instagram : @tattooingtoperfection @prof.york