Inkers MAGAZINE - Ernesto Kalum, pur et dur, Borneo Headhunters

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Ernesto Kalum, pur et dur, Borneo Headhunters

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Ernesto Kalum, pur et dur,Bornéo Headhunters

Quinze ans après avoir gravé la gorge de Filip Leu, Ernesto Kalum a tracé sa propre route, de conventions internationales en recherches ethnologiques, se tenant à l'écart des tendances et mondanités. Pour l'enfant du pays, la culture iban de Bornéo vit ses dernières heures. Mais il la défendra jusqu'au bout, comme il le fait depuis vingt ans. Rencontre à Borneo Headhunters Tattoo Studio, son fief à Kuching.

Né Iban à Sibu il y a 45 ans, le fils de fonctionnaire se passionne pour le tatouage dès ses vingt ans. « Je voulais me faire tatouer mais il n'y avait qu'un seul shop, spécialisé dans le old school (celui de Yeo, pp-). J'ai commencé à me tatouer moi-même, ma première pièce est ce logo Superman sur le mollet. » En 1998, après des expériences dans le secteur bancaire à Londres puis l'industrie navale à Singapour, il se décide à ouvrir un studio : « Il n'y avait pas de futur pour le tattoo. Je priais tous les jours pour qu'au moins un client passe la porte et me donne quelque chose à faire. Je passais mes journées à dessiner. C'était très difficile pour un jeune issu d'une minorité tribale de construire sa vie au Sarawak. Alors j'ai fui mon pays car il n'y avait aucune opportunité ».

Après deux mois d'ouverture, il retourne à Wolverhampton, bourgade anglaise proche de Birmingham, où il a décroché un diplôme en droit quelques années auparavant. Il avait l'habitude d'y tatouer les potes pour le fun contre de la bière et des cigarettes. Il exploite enfin son don naturel pour le dessin et débute sa carrière professionnelle en guest chez Spikes Tattoo & Piercing. Il pique des trucs rock'n roll inspiration Mötley Crue mais bûche aussi la documentation de motifs iban qu'il a emportée avec lui.

Il reste un an à Wolverhampton, chérit le souvenir d'un concert de Mötorhead à dix pounds l'entrée, puis envoie sa candidature à plus de 150 conventions. Une seule répond, celle de Lausanne en 1999.

«  Je les ai tous rencontré à ce moment-là. Tin-Tin, Paul Booth, la famille Leu... Je pensais que Filip était un musicien, il ressemblait au guitariste d'Aerosmith. J'étais innocent, je ne savais rien sur les grands. » Il se lie avec Bit Schoenenberger, alias Sailor Bit, puis s'installe dans la ville suisse pendant un an pour travailler chez Ethno Tattoo, dans le shop de celui qui est devenu son meilleur ami .

Il tatoue de plus en plus de motifs iban, dont l'essor est favorisé par le revival du tribal, mais toujours à la machine. Un jour Felix Leu arrive derrière lui alors qu'il est en train de piquer un client. « Il m'a pris la machine des mains et l'a jetée à la poubelle, sans rien dire, puis il est parti. Ca a été sa manière de me faire comprendre qu'en tant qu'Iban, je devais tatouer comme un Iban, avec deux sticks. » Ernesto, qui possède l'art mais pas la méthode pour que tout prenne sens, retourne alors dans la jungle. « Je devais comprendre ma culture, celle dont mon grand-père n'avait plus le droit de me parler. A l'époque, la mode était de balayer le passé, ne plus parler de ces vieilleries, décrocher un diplôme puis trouver un boulot moderne. J'ai fait les recherches moi-même, avec les anciens qui ont accepté de m'aider malgré la pression qu'ils subissaient.»

De retour en ville, il inaugure son premier hand-tapping. « Ca a été très long et le volontaire a beaucoup souffert mais le motif était parfait. J'étais très fier ». Fort de cette expérience, il retourne travailler à Ethno Tattoo au cours de l'année 2000. L'occasion en or ne tarde pas à se pointer. « Filip Leu est entré, a regardé les images de vieux Ibans tatoués que j'emportais toujours avec moi et m'a dit « Donc tu vas me tatouer c'est ça ? ». Ernesto ne se sent pas prêt à accomplir ce que Filip lui demande avec insistance : le scorpion iban sur la gorge, le même tatouage que porte sa mère, Loretta, piqué par son père Félix. Devant son hésitation, Sailor Bit n'y va pas par quatre chemins : « Si tu fais ce tattoo pour lui, ça va changer ta vie ».

Felix veut que son fils soit tatoué au 34, le mythique fief de la famille Leu Rue centrale à Lausanne. « L'ancien shop, c'était un endroit spécial. Miki Vialetto était là, Felix Leu était là, tout le monde était là. C'était très important pour Filip de porter cette pièce et qu'elle soit appliquée de façon traditionnelle. Je me suis donné à 120% pendant ces deux heures de travail. Ca a été un moment très spirituel ». Le jour d'après, sa carrière fait un bond et il prie désormais pour que son agenda s'allège. « Tout a changé. Tout le monde voulait que je le tatoue maintenant. En deux semaines, j'ai eu un an de rendez-vous ».

Pendant ces années fastes, il côtoie ceux qui deviendront ses principales inspirations, les figures mondiales qui ont élevé le tattoo au rang d'art : Filip Leu (Suisse), Paulo Suluape (Samoa), Leo Zulueta (Etats-Unis), Roberto Hernandez (Espagne), Bit Schoenenberger (Suisse), Horiyoshi III (Japon)...

Ernesto parle de sa vocation avec un profond respect : « Le tattoo a été une chance pour moi de découvrir le monde, en retour il faut aider à préserver la réputation du tattoo. »

En 2003, il sent qu'il doit revenir à Kuching. « J'étais constamment sur la route, je n'avais pas le sentiment d'appartenir à tel ou tel endroit. Ma maison, c'était là où j'étais heureux. » Isolé sur son île, il espère aussi pouvoir mieux contrôler l'affluence de clients. Peine perdue, le shop est toujours plein à craquer, alors il ferme sa porte. Il ne tatoue plus que sur rendez-vous, à un rythme qui lui permet de transmettre une énergie positive à chacun de ses clients, qui se composent à 40% de collectionneurs, 20% de touristes et 40% de locaux.

Depuis 2008, il est secondé par Robinson Unau, 31 ans. Architecte, client d'Ernesto, il a quitté son job pour le suivre. Ernesto l'a choisi pour son esprit. « C'est difficile de trouver des gens avec une âme de nos jours. » Mais même celui qui est devenu son bras droit tatoue toujours à la machine. « Il sent qu'il faut aller dans cette direction et tatouer à la main mais ne se sent pas encore prêt à le faire. On y travaille ! »

Il se consacre aussi inlassablement au partage de sa connaissance : conférencier au musée du Sarawak, conseiller de productions cinématographiques qui intègrent des pans de la culture iban, comme le film Amour interdit, producteur de musique traditionnelle. Il a organisé un premier événement en mai 2002 au village culturel du Sarawak, The International Borneo Tattoo Convention, puis une seconde convention en 2007. « Je veux juste que les gens soient intéressés et qu'ils sachent qui ils sont et ce qu'ils font. Ma communauté est à portée de main mais personne n'écoute, tout le monde veut faire de l'argent. Je ne peux que donner un certain nombre d'informations à un certain nombre de personnes, je suis réaliste ».

Et peu optimiste sur la survie de sa culture, sévèrement lacérée par les années, la christianisation imposée et la mondialisation effrénée. « La culture iban est morte avec la génération de mes parents. Je respecte toujours les croyances ancestrales mais je me suis fait tatouer alors que c'était déjà fini. Je ne suis qu'un spécimen de musée. Nous ne nous faisons pas tatouer pour nous inscrire dans le présent, totalement déconnecté, mais plutôt pour se reconnecter avec nos racines. Quand il n'y a plus rien de spirituel ou de religieux, dans ces conditions il est facile pour une culture de juste disparaître. Sans culture, qui est-tu ?»

Sans culture, que représente encore le tatouage ? « Les gens ne veulent que du rock'n roll. Et tu perdras toujours contre le rock'n roll. Ces dernières années, même le tattoo iban est devenu rock'n roll et a beaucoup perdu de son âme. On ne peut pas encrer n'importe quoi n'importe comment, il faut garder au moins une partie de l'esprit originel. Les Ibans de moins de 30-35 ans ne savent plus grand-chose sur leur culture. Toute cette connaissance disparaît, au profit de la taille de la télé, la marque de la voiture, le statut professionnel, le cash dans ton compte en banque. C'est dommage que ça soit gâché, qu'on ne se batte même plus pour conserver un peu d'identité. Le processus d'effacement des cultures indigènes est très brutal. »

Pour lui, la préservation d'une partie de la culture passe paradoxalement par son ouverture au monde. «. Si je n'avais pas tatoué en-dehors de ce pays, pas fait de conventions à l'étranger, les gens ici ne se seraient jamais intéressés aux tattoos ibans. C'est la théorie MTV. Il faut que ça sorte, que ça ait du succès à l'extérieur, puis que ça revienne et ça sera à nouveau populaire.... Pour moi ce n'est pas une contradiction que des motifs ibans soient tatoués par des étrangers sur des étrangers. La famille Leu s'est inspirée de la culture iban pour ses motifs de fleurs et c'est très bien. Iban veut dire « être humain ». Si la personne est claire sur son parcours de vie, informée sur la raison pour laquelle elle veut ce tattoo, pas de souci je raconte son histoire sur sa peau. »

Ernesto et Robin seront présents au Mondial à Paris cette année, comme tous les ans depuis 2012. En attendant, Ernesto savoure le quotidien dans son havre de paix. Paillasses tressées au mur et au sol, livres et VHS alignés, clichés de son parcours auprès des plus grands, archives photographiques, dessins originaux, artisanat de Bornéo, son studio est le fruit de toute une vie, patiemment construite. Mais sa ville change, plus de bars lounge, plus de trafic, plus de centres commerciaux climatisés. Ernesto pense tout doucement à la retraite. « Je me donne encore huit à dix ans dans le métier, puis j'irais me retirer dans la jungle, dans ma seconde maison ». Il lui reste aussi sa gorge à couvrir, qu'il laisse à Filip Leu évidemment, quand le moment viendra.

http://www.borneoheadhunter.com/

Ernesto a réalisé un livre sur les tatouages Iban. En voici quelques pages.

Text : Laure Siegel Photos : P-Mod