Autour d'une soupe à la cervelle de chèvre, nous avons retrouvé les tatoueurs Sameer Patange et Eric Jason D'Souza à Bhendi Bazar, le quartier musulman de Bombay en pleine effervescence pour le premier soir du Ramadan. Artistes accomplis et renommés, ils esquissent les contours du futur du tattoo en Inde, au-delà des clichés. Texte : Laure Siegel / Photos : Tom Vater
Tous les ans au mois de septembre, le quartier huppé de Bandra se transforme en une immense foire, pour une semaine de festivités en l'honneur de la Vierge Marie. Eric s'y est fait encrer pour la première fois à douze ans, une croix sur la main. "Mes parents sont des catholiques romains originaires du Karnataka. Je ne suis pas pratiquant mais je me considère encore de culture chrétienne. En Inde, la plupart des gens commencent par un tattoo religieux, Lord Shiva pour les hindous, Jésus pour les chrétiens." A quatorze ans, Sameer est plus branché black metal et s'offre le même motif que Phil Anselmo, le chanteur de Pantera, sur le bras. "Quand je suis rentré à la maison, mes parents m'ont foutu dehors. J'ai erré dans la rue pendant trois jours puis je suis tombé sur mon père qui me cherchait. Il m'a dit de rentrer et de ne pas prendre au pied de la lettre tout ce qu'il me disait..."
Sameer, 36 ans, rappelle le contexte : "Il y a une grande fracture entre l'Inde ethnique et l'Inde urbaine. Dans les villes, jusqu'à la fin des années 80, ce ne sont que les gangsters, les junkies et les gens de la rue qui se tatouaient. Personne ne voulait être assimilé à ça." Mais dès qu'ils ont pu gérer la pression sociale et financière d'un tel choix, lui et Eric se sont engouffrés dans le tattoo, y voyant une opportunité bénie de pouvoir vivre de leur passion. "J'étais joueur de soccer professionnel et travaillais dans un centre d'appels mais j'ai quitté cet horrible boulot et me suis mis sérieusement à l'art. Il y a dix ans, aucune famille n'aurait laissé son enfant se diriger tranquillement dans cette voie car ce n'était pas une vraie carrière. Aujourd'hui il y a même des possibilités d'étudier le design graphique." explique Eric, 28 ans.
Sameer a été formé à l'ancienne, par le pionnier du tatouage indien. "J'ai 16 ans, mes copains sont fans de Axl Rose et BonJovi, le glam rock style était un vrai phénomène dans l'Inde des années 80. Ils veulent les même tattoos que leurs héros et me demandent de dessiner les motifs pour eux. " Ils décident d'aller voir le Dr J.A. Kohiyar, un psychiatriste et collectionneur qui a appris à piquer à Londres en marge de ses études. "Quand il est revenu à Bombay en 1973, il a commencé à tatouer des flashs old school à domicile. Il est considéré comme le premier tatoueur "moderne" en Inde. Le Docteur a été impressionné par mes dessins alors il m'a embauché comme assistant. Il a aussi formé Anil Gupta, qui plus tard est devenu une super star à New York. «
"Kohiyar est une légende dans l'histoire de l'Inde. Je refuse de recouvrir ses tattoos quand des gens viennent me voir pour des covers, ça serait irrespectueux" glisse Eric. Sameer nourrit sa culture artistique, admire les collages de Dave Mc Kean et les sketches de super-héros de Jim Lee, tout en passant ces week-ends chez le docteur, qui le laisse tatouer au bout de deux ans. "J'ai tout appris avec mon maître. Je suis ouvert à tous les styles mais j'adore le réalisme, les défis techniques et l'émotion portée par le fait de tatouer un portrait. Et j'aime toujours autant le fait que le soir quand les gens rentrent chez eux avec leur nouveau tatouage, ils parlent de vous et soient heureux. »
Sentant qu'il est prêt, le docteur le laisse partir et trouver sa voie. "J'ai eu beaucoup d'exposition médiatique après avoir été intronisé plus jeune tatoueur moderne en Inde, à 20 ans, mais j'ai véritablement intégré le monde du tattoo en 2004. C'était encore tellement radical à l'époque de se faire tatouer." En 2008, Sameer ouvre son propre studio, Kraayonz Tattoo Studio. Depuis, il a ouvert trois nouveaux shops, à Bangalore, Pune, Goa, l'autre ville-phare du tattoo en Inde, temple de la trance et paradis des hippies. Il emploie 15 à 20 personnes, gère l'apprentissage de plusieurs tatoueurs, et assure environ trois sessions tattoo par mois. Tout en étant un des tatoueurs préférés des stars de Bollywood…
Le premier shop de Sameer se trouvait en face de la cour de justice. Un jour, Salman Khan, un des acteurs les plus connus et controversés du pays, sortait de son procès pour avoir percuté et tué des gens sans-abris dans la rue avec sa voiture. "Pour se calmer, il est rentré dans ma boutique et a demandé un tatouage" se souvient Sameer. Depuis, des dizaines de stars ont débarqué chez lui. Sameer ne se déplace pas, refusant les traitements de faveurs et tatoue uniquement dans son shop, sauf quand il est appelé sur des tournages de films pour dessiner des tatouages temporaires. "J'emmène toujours toute mon équipe. J'aime bien que mes gars voient la même chose que moi et découvrent differents univers ».
Sameer se souvient des débuts d'Eric, qui venait juste de finir son premier apprentissage avec Vikas Malani (Body Canvas) : "Eric était mon étudiant le plus sincère, appliqué... et super populaire auprès des filles. Un bon atout pour le shop !". Eric reste cinq ans chez Kraayonz Tattoo : "A l'époque nous n'étions pas exposés aux conventions de tattoo alors notre principale source d'inspiration était Internet. Sameer regardait les portfolios d'artistes du monde entier puis nous apprenait les lignes, style par style. J'ai commencé par le black and grey shading, puis le traditionnel et enfin le réalisme, ma spécialité aujourd'hui."
Dans le shop de Sameer à Pune, Eric rencontre Aishin Diana Chang, qui gérait depuis 2008 une autre boutique dans cette ville étudiante. Le jeune couple revient à Bombay en 2013 et ouvre ensemble Iron Buzz Tattoos. Diana, 33 ans, petite-fille d'immigrants venus de Hong Kong, croit dur comme fer dans les promesses de la ville des rêves, le surnom de Bombay : "Si on travaille dur, on y arrive." assure t-elle. Alors le jeune couple travaille six à sept jours par semaine pour faire tourner leur entreprise et payer les 2500 dollars de loyer du petit bâtiment qui leur sert de shop et d'appartement. Bombay, Maximum City, est aussi la capitale financière et donc la ville la plus chère du pays où la simple question du logement étrangle les jeunes ambitieux. Mais Eric et Diana tiennent bon et en juin 2016, ont annoncé l'ouverture de leur deuxième shop à Pune.
Aujourd'hui artistes accomplis, les Bombay Boys veulent professionnaliser et faire grandir la scène qui leur a tant donné. Le déclic ? La convention de Katmandou en 2015, où une trentaine de tatoueurs indiens avaient fait le déplacement : "Ce qui s'est passé au Népal, ce tout petit pays pauvre et dysfonctionnel qui organise une convention géniale depuis six ans, a été une grande inspiration pour nous et nous a poussé à nous bouger pour organiser un événement de qualité" explique Sameer. L'Inde a bien eu une convention dès 2011, organisée par un fournisseur, mais le show burlesque avec des filles dénudées n'est pas bien passé. "Trop tôt pour l'Inde !" s'exclame Eric. "New Delhi est une ville politique et orthodoxe, c'était trop osé. Des groupes manifestaient devant la convention avec des panneaux 'Stop this dirty dancing !', c'était chaotique".
Pour Sameer, le cheminement a véritablement commencé à la convention de Singapour en 2010. Il regarde Bob Tyrell travailler, un moment-clé dans sa vie, puis sympathise avec Paul Booth. En décembre 2015, le pape du black and grey accepte l'invitation à la convention de Delhi, co-organisée par les shops Kraayonz et Devil'z Tattooz (Delhi). "Il voulait profiter de l'Inde et voir le Taj Mahal. Il a adoré, il nous a même offert un tatouage sur l'avant-bras en remerciement."
La convention est un grand succès : "Cette ville est bien plus conservatrice que Bombay mais paradoxalement elle est aussi menée par le bout du nez par l'industrie de la mode. Si un mec a payé 10 000 roupies son tattoo, son voisin va vouloir le même mais le payer 20 000 roupies, juste pour se la péter. C'est une ville dans laquelle les gens font des trucs pour être vus. C'est peut-être pour les mauvaises raisons mais pas un seul artiste n'est resté les bras ballants pendant le week-end." Sameer se souvient de jours moins glorieux : "Je restais debout jusqu'à 3-4 h du matin pour appeler des Européens ou des Américains et les inviter à notre convention, la plupart d'entre eux me riaient au nez en entendant le mot "Inde". Nous avons encore une sale réputation et ça me rend parfois amer qu'on soit considérés comme de crades amateurs. Certes l'Inde est pauvre mais a une telle profusion artistique à faire valoir, nous sommes une civilisation incroyable. Mon ambition est que l'Occident regarde l'Inde de façon respectable. "
Le prochain défi est aussi de remettre au goût du jour le tatouage ethnique indien, source d'inspiration évidente mais trop peu valorisée. "Peut-être que si Angelina Jolie était venue se faire tatouer au Rajasthan et pas en Thaïlande, ça serait le tatouage ethnique indien qui aurait connu un boom et non le sak yant. Un proverbe à Bombay dit "Ce que tu vois est ce tu vends" : Les gens veulent du glamour alors on leur vend du glamour. Le tattoo tribal indien deviendra tendance quand des stars ouvriront la voie."
Sameer Patange
"Bollywood, le cricket et la religion, voilà les trois passions de l'Inde..." résume Sameer, ne blaguant qu'à moitié. "Un jour j'ai tatoué le portrait de Hrithik Roshan, un acteur, sur un mec qui était complètement fan de lui. A un moment, il a compris que j'avais également tatoué Hrithik Roshan, il s'est prosterné devant moi et s'est accroché à mes jambes en gémissant "Oh mon Dieu, tu l'as touché, c'est incroyable !". Dans les villes, le tattoo est définitivement entré dans la pop culture, ce qui assure du boulot aux 15 000 tatoueurs professionnels que compte la scène contemporaine indienne, selon les estimations du blog Tattoo Cultur en 2016. http://www.kraayonztattoostudios.com/ L'équipe de Eric Jason D'Souza http://ironbuzztattoos.com/