Inkers MAGAZINE - Sacred Faces – The Chin women of northern Burma

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Sacred Faces – The Chin women of northern Burma

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Les visages du passé des femmes Chin

“J'ai été tatouée il y a 60 ans. A l'époque, les femmes Chin se faisaient tatouer le visage pour éviter de se faire enlever et violer par les seigneurs birmans puis l'armée japonaise. Mais dans notre communauté, nous considérons que ces tatouages sont très beaux. Après l'indépendance, les Birmans nous ont interdit cette pratique. Si nous continuions à marquer nos visages, nous étions punies. Ils voulaient nous assimiler, qu'on devienne des vraies Birmanes” résume Ma Aung Seim, 71 ans, membre de l'ethnie Chin.

Malgré l'extraordinaire diversité de la Birmanie, il est devenu très rare de rencontrer des membres de minorités ethniques portant des tatouages tribaux. Après son éradication par les colonisateurs et missionnaires britanniques jusqu'à l'indépendance en 1948, puis par l'armée birmane depuis les années 1960, cette tradition est sur le point de disparaître. Parmi les dernières traces visibles de cette tradition qui a un jour représenté une identité culturelle unique, les tatouages faciaux des femmes Chin. Reportage dans les villages du nord du pays, entre tensions communautaires et passé douloureux.

Pour se rendre dans la région Chin, il faut passer par l'État de Rakhine, à la frontière avec le Bangladesh, dans le nord-est de la Birmanie, au-delà des principaux sites touristiques de Rangoun, Bagan, Mandalay et le lac Inle. A l'été 2012, Sittwe, la capitale du Rakhine, a explosé à plusieurs reprises lors de pogroms racistes de la majorité bouddhiste Arakan contre la minorité musulmane Rohingya. Des centaines de personnes ont été tuées, violées et torturées, des mosquées et des communes ont été anéanties et des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées. Mais ce n'était que le début d'une Birmanie qui retombait au cœur des ténèbres. Malgré la victoire électorale du prix Nobel Aung San Suu Kyi en 2015, qui a suscité l'espoir d'une transition démocratique pacifique, de nombreuses minorités ethniques restent en guerre contre le gouvernement birman. Plus de 700 000 Rohingyas ont fui au Bangladesh à l'automne 2017, suite à une campagne de terreur et de nettoyage ethnique menée par le Tatmadaw, l'armée birmane soutenue par une grande partie de la population et la Ligue nationale pour la démocratie, le parti au pouvoir d'Aung San Suu Kyi. Après un demi-siècle de régime militaire, un peuple nationaliste en colère a utilisé sa toute nouvelle liberté d'expression contre une minuscule minorité. À bien des égards, ce n'était pas nouveau. L'assimilation violente et impitoyable de certaines des 130 minorités birmanes était déjà pratiquée par les Britanniques et les militaires birmans depuis deux siècles.

Aux bordures du pays, de nombreux conflits entre l'armée birmane, composée en grande partie de membres de l'ethnie majoritaire Bamar, et des factions ethniques n'en finissent pas depuis six décennies. Au-delà du racisme assumé du groupe dominant envers les autres minorités, la guerre civile la plus longue au monde a diverses raisons : lutte pour l'autonomie, accès aux ressources naturelles, exploitation des territoires.

Et le tatouage dans tout ça ? Au coeur du casse-tête birman, réside l'identité ethnique, qui a façonné l'histoire du tatouage en Birmanie. En 221-206 av. J-C, la dynastie chinoise Qin laisse des écrits mentionnant la présence de tatouages au sein des minorités Lue et Yue de la région du Mékong. Les tatoués étaient piqués pour chasser les mauvais esprits et ornaient leurs jambes de démons et de serpents. Peut-être le Naga d'origine sanskrite, un symbole reptilien vénéré par les hindous, mais également les jains, sikhs et bouddhistes. Plus tard, au sixième siècle, des prêtres brahmins, face à la poussée du bouddhisme dans le sous-continent indien, envoient des émissaires de l'hindouisme en Asie du sud-est pour prêcher dans de nouveaux territoires. Ils apportent des yant avec eux, ces diagrammes magiques utilisés pour la méditation, dessinés ou sculptés dans du bois, métal, tissu. Chemin faisant, les yant ont commencé à être transférés sur la peau des gens et la pratique n'a plus jamais disparu. Dans la Thaïlande voisine, la tradition du sak yant, le tatouage sacré, a connu une forte résurgence ces dernières années.

En Birmanie, la minorité Shan apparaît comme la première communauté à s'intéresser au tatouage, grâce à ces deux influences venues du sud de la Chine puis du sous-continent indien. Comme les Lue et les Yue, les Shan se tatouaient principalement en-dessous de la taille. Le tatoueur était aussi le chaman local, qui appliquait des motifs sacrés en utilisant une longue aiguille en bois et des encres naturelles. Souvent, les adeptes divaguaient dans les vapeurs d'opium dans l'espoir de réduire la douleur du rituel, qui se déroulait en plusieurs sessions sur une longue période. Le bouddhisme est présent en Birmanie depuis le 3e siècle et l'école theravada en est la religion dominante depuis le 11e siècle, remplaçant peu à peu les croyances animistes. Selon les préceptes du bouddhisme, le corps humain est divisé en douze parties. Chaque tatouage sacré est appliqué sur une partie bien spécifique du corps. Dieux hindous, figures bouddhistes, mantras et diagrammes se placent sur le dos, les bras et la tête. Créatures mythologiques et animaux de l'Himavanta, la forêt au pied du mont Meru dans la mythologie indienne ornent les épaules, la gorge et les oreilles. Paons et geckos tatoués autour de la taille favorisent la puissance sexuelle, tandis que les tatouages aux chevilles protègent des morsures de serpents.

Entre le 14e et le 17e siècle, les Shan font découvrir la pratique du tatouage aux Bamar, qui peuplent le centre du pays. Depuis, d'autres traditions ont émergé dans les 130 groupes ethniques du pays, 50 d'entre eux étant Chin. Mais au 19e siècle, les colons et missionnaires britanniques, dans leur volonté de créer une identité coloniale nationale, font la guerre au tatouage. Pour la petite histoire, Georges Orwell, l'auteur de la trilogie dystopique “Une histoire birmane”, “La ferme des animaux” et “1984”, s'est fait tatouer les mains lors de ses années de service dans l'armée de l'Empire des Indes. Une façon de signifier sa défiance envers une société coloniale qu'il haïssait à cause de l'exploitation des populations et territoires locaux. La deuxième attaque à charge a lieu après l'indépendance du pays en 1948. L'ethnie dominante Bamar veut imposer sa version de l'unité nationale aux autres ethnies et pour les détourner du tatouage tribal, le gouvernement central rend cette pratique illégale.

Qu'en reste t-il aujourd'hui ? Après un voyage de huit heures en bateau sur la rivière Kaladan, Mrauk-U se découvre. Un lieu merveilleux, presque trop beau pour être décrit. Les ruines de l'ancienne capitale de l'Arakan, qui dominait la région entre le 15e et le 18e siècle, apparaissent entre les maisons du village et les rizières. Mais l'endroit n'est pas aussi calme qu'il en a l'air. Dans les collines autour de Mrauk-U, les militaires birmans patrouillent. Autour des chedis couverts de mousse qui pointent dans la végétation dense, des hommes lourdement armés se tapissent dans l'herbe, à la recherche de “terroristes”. Un concept flou qui désigne la minorité la plus impopulaire du moment, les musulmans, et plus particulièrement les Rohingyas. Les militaires sont appréciés ici, malgré la discrimination envers les locaux depuis des décennies. La fameuse stratégie de “diviser pour mieux régner” fonctionne dans la nouvelle Birmanie libre, où une population appauvrie et frustrée est encline à désigner des boucs émissaires. “Ils sont là pour protéger la ville en cas d'attaque des musulmans” explique avec conviction Michael, un guide local.

Pour atteindre l'Etat Chin et échapper à cette lourde atmosphère de tensions communautaires, il faut continuer à naviguer vers le nord. Aujourd'hui encore, certains Chin, d'origine tibéto-birmane, sont animistes. Mais la pression des colons anglais et du gouvernement bouddhiste birman a causé l'exil d'un grand nombre d”entre eux vers le Bangladesh et l'Inde. Le long de la rivière Lemro, des villages dilapidés s'alignent sur les bancs de la rivière érodés, où des gamins nus nous regardent passer avec horreur et fascination pendant que des femmes lavent leurs corps et leurs haillons dans l'eau boueuse.

Quelque part à l'embranchement de la rivière, débarquement à Chic Chaung. Ce n'est pas un endroit joyeux. Les locaux ont été priés de se convertir au bouddhisme à marche forcée mais n'ont pas été gratifiés d'infrastructures médicales, d'eau courante ou d'électricité. Allongée dans une hutte, une jeune femme souffre d'une infection ovarienne et n'a pas assez d'argent pour aller vers le sud et consulter un docteur. Une voyageuse américaine présente au même moment dans le village se trouve être médecin. Elle opère la femme sur place, avec un équipement minimum et sans anti-douleur. J'ai clairement atteint une sorte de frontière. En s'aventurant dans les allées, les femmes âgées apparaissent sur les perrons de leurs huttes. Une grande partie d'entre elles ont le visage entièrement tatoué, curiosité locale qui attire quelques touristes par an dans ce village aux frontières du monde connu. Ma Aung Seim est la première à s'exprimer : “Aujourd'hui j'ai honte de ces tatouages. Le gouvernement nous dit que c'est laid et archaïque. J'ai été tatouée à dix ans. Tout ce dont je me souviens est la douleur”. Les motifs géométriques estompés se fondent pratiquement dans les traits profonds de son visage.

Michael, le guide local, affirme que ces tatouages n'ont aucune signification religieuse, esthétique ou culturelle : “Ces femmes ont été tatouées pour détruire leur charme et éviter qu'elles ne soient kidnappés par les rois d'Arakan ou les Japonais. Pendant la Deuxième guerre mondiale, les Japonais voulaient utiliser les Birmanes comme “femmes de confort” mais ces tatouages les ont rebutés”. L'origine de cette tradition est inlassablement répétée par tous les guides touristiques de la région : Un jour, un roi birman a pris pour femme une très belle dame Chin et l'a emmené dans son palace. Mais la mariée était malheureuse et s'est échappée. Pour flouer les hommes lancés à sa poursuite, elle a gravé des lignes au couteau dans son visage, devenant ainsi méconnaissable et repoussante aux yeux des puissants. Mais cette légende cache d'autres vérités ancestrales, qui ont simplement été oubliées et les guides birmans comme Michael, se sentant supérieurs aux minorités ethniques, n'hésitent pas à imposer leur propre version de l'histoire des femmes Chin. Ces mêmes femmes grâce à qui il tire un revenu substantiel pendant la saison touristique. “Ces femmes ne sont pas éduquées. C'est pourquoi elles ne savent rien” insiste t-il. Mais il reste des archives, qui ont permis d'identifier plusieurs motifs distincts. Pa Mae recouvre entièrement le visage, oreilles et paupières incluses. Pa Pyouk parsème le visage de points noirs. Pa Khyaung consiste en huit lignes sur chaque joue. Pa Kyar est identifiable par quatre lignes et quatre points sur les joues tandis que Pa Wine mélange cercles et lignes.

Aujourd'hui, les femmes du village ne se souviennent pas de la signification précise des incroyables marques sur leurs visages. Ma Aung Seim explique : “Nos tatoueurs sont morts depuis longtemps. Nos enfants et petits-enfants pensent que cette pratique est stupide. Ils veulent être modernes. Quand nous mourrons, la tradition mourra avec nous”. Malgré la confusion autour de cet héritage, elle et ses amies restent fières de leurs tatouages. “Quand nous étions jeunes, les filles avec des tatouages étaient considérées comme très attirantes par les hommes du village”. Cette contradiction entre la fierté et la honte n'est qu'un des résultats du matraquage chauviniste des Birmans contre les minorités ethniques et de la répression du gouvernement. Une loi toujours en vigueur punit les familles Chin si elles tatouent leurs filles en faisant saisir leur bétail par l’Etat.

Texte et photos : Tom VaterTraduction : Laure Siegel

Chaque village du coin est un simple amas de huttes en bambou et en rotin sur pilotis, les dessous des habitations étant squattés par des poulets, des cochons et des enfants sous-alimentés à l'air malade. L'école est une baraque délabrée avec des trous dans le sol assez grands pour avaler un enfant. Le professeur est un adolescent qui a loupé son diplôme deux fois. Il aboie sur les enfants, tous Chin, en birman, et ils lui hurlent dessus en retour. Dans quelques années, il ne restera plus grand-chose de leur culture. Interrogée sur les changements que l'ère moderne apporte, Ma Aung Seim lâche simplement : “Plus haut sur la rivière, des milliers de travailleurs chinois sont en train de construire un barrage”. Un projet qui met en danger ressources, population et territoires de la région et dont personne ici n'a la force ni les moyens de s'y opposer. Je quitte le village avec l'amer sentiment qu'il est trop tard, que le moment pour ces Chin est passé. Ils ont été assimilés sans opportunité et leurs tatouages parlent d'une histoire presque oubliée et certainement étouffée. De retour à Rangoun, la capitale économique du pays, je rencontre Jerry Ink dans son studio. Le jeune homme est mi-Chin, mi-Shan et a prévu de voyager dans l'Etat Chin pour faire des recherchers sur les tatouages de ses ancêtres. “Le tatouage est très populaire parmi les jeunes Birmans. J'espère trouver des traces de cette tradition dans ma région natale. Je veux réintroduire les Birmans à leur passé”. Il va devoir se dépêcher.