Talentueuse tatoueuse de 36 ans, Anne-Marie a récemment quitté son Québec natal pour l’ouest du Canada. Dans le calme de l’île de Vancouver, chez Second Street Tattoo, elle perpétue une école du tatouage custom typiquement West Coast.
Tu as quitté le Québec où tu as grandi pour t’installer dans l’ouest canadien, notamment après une expérience sur une petite île. Tu nous racontes ce besoin de liberté ?
Je ne voulais pas trop m’établir à un endroit précis. J’allais d’un guest spot à un autre, en passant par des conventions un peu partout dans le pays. Je vivais dans mon van, sur la route. Mais après avoir passé l’hiver en Oregon, j’ai eu un désir intense de vivre dans un endroit avec du chauffage et surtout avec un accès à l’eau chaude ! Une opportunité s’est présentée sur la petite île de Quadra, dans la partie Nord de l’île de Vancouver. C’est un endroit assez reculé ( il faut deux traversiers, des ferrys, et 4 quatre heures de route depuis la ville de Vancouver). Je m’y suis établie pour quelques années et j’y ai ouvert un petit studio privé pendant la pandémie. L’île de Quadra c’est un endroit assez spécial. J’ai passé une partie de mon temps à faire des randonnées, de la plongée en apnée, à manger des huîtres sur le feu cueillies sur la plage. Il y a parfois du trafic ! Une bande d’orques peut ainsi obliger le traversier à s’arrêter pour les laisser passer. Il y a pire comme endroit ! J’en suis partie il y a environ six mois, la crise actuelle du logement forçe souvent les gens ici à se déraciner et à déménager assez loin. Je suis tout de même bien retombée !
Le tatouage c’est une passion ou une opportunité de vivre du dessin arrivée en cours de route ?
C’est un mélange des deux je dirais. J’ai voulu tatouer quand j’ai eu 13-14 ans avant de faire mes premières tentatives quand j’en ai eu 16. Mais, techniquement, je dessine depuis bien plus longtemps, aussi longtemps que je me rappelle. C’est d’ailleurs probablement la partie que je préfère dans le processus. Honnêtement, le tatouage sans le dessin ne m’intéresse pas. Si je devais seulement m’en tenir à son aspect technique, je pense que je ne ferais pas ce travail.
Tu as fait des études d’art ?
J’ai essayé à mi-parcours dans ma carrière car je trouvais que mes compétences plafonnaient, que je ne m’améliorais plus. J’ai cru que l’université serait le meilleur moyen d’apprendre mais je me suis heurtée à un mur. Disons que le dessin conceptuel n’est pas ce que je recherchais… J’ai fait le deux tiers de mon baccalauréat et je me suis retirée. J’en ai gardé un certain bagage et surtout, un amour pour la sculpture, la céramique, pour la création en 3D.
En terme d’influences, peux-tu nous dire où tu situerais ton travail ?
J’aime beaucoup l’illustratif de la côte ouest canadienne, de partout en fait. Je pense que mon style en fait partie.
Tes créations s’inspirent de la nature et des animaux. Tu es plutôt terre ou mer ?
Je dirais terre. J’y suis plus à mon aise qu’en mer, c’est certain. J’ai un amour inconditionnel pour les montagnes. Et puis j’ai découvert les joies de la vie en bord de mer ici. Le mélange des deux me plait en fin de compte. Elles s’alternent et se rejoignent.
Je trouve qu’il se dégage une certaine sérénité de tes tattoos. C’est un sentiment que tu aimes transmettre à tes clients ?
C’est drôle, j’ai plutôt l’impression qu’il y a souvent une tension. Mais, je me rends compte que l’interprétation change d’une personne à l’autre. J’aime bien, cela démontre que ce que je fais parle intimement aux gens, du moins je l’espère. Et puis, il y a aussi les demandes des clients, le genre d’émotions qu’ils veulent véhiculer dans leurs tatouages. Mais, lorsque j’ai carte blanche ou lorsque je me sers de dessins personnels, je laisse libre cours à mon émotion du moment et s’ouvre alors une ‘’fenêtre sur mon âme’’. Dernièrement, je reconnais une recherche de paix et de calme, après la folie des dernières années.
Le merveilleux est aussi présent, avec des références lointaines aux contes, au folkore. Tu reconnais ces sources d’inspiration pour ton imagination ?
Oui, c’est passionnant, mais je ne m’inspire que rarement d’histoires extérieures. Quand j’ai la liberté de créer un projet, j’essaie de rentrer dans un état de flow et de laisser mes choix s’imposer d’eux-mêmes. Certaines choses reviennent alors régulièrement. On m’a déjà dit que c’était mon propre folklore, mon monde intérieur, mon histoire. Peut-être qu’en fin de compte cela fait partie d’un inconscient collectif et que les deux se rejoignent ?
Tu dessines beaucoup d’animaux mais aussi depuis quelques temps plus d’humains, il y a des raisons artistiques particulières à cela ?
Oui un peu, cela correspond à mon cheminement. Je dessine à l’origine des animaux anthropomorphiques et je pense que ce glissement en est la continuité. Plutôt que de déguiser un sentiment humain dans un animal, pourquoi ne pas directement aller à l’humain ? C’est une vision peut-être plus mature. J’aime aussi la complexité du corps humain. C’est toujours un défi et une source illimitée de nouvelles choses à apprendre et à améliorer.
Dessiner des personnes âgées c’est aussi faire passer un message contre la dictature du jeunisme, promu par les médias et la société de consommation ?
Oui, c’est bien dit ! J’étais tannée par l’image peu réaliste des femmes - des hommes aussi, mais surtout des femmes- que l’on retrouve dans les médias grand public et d’ailleurs aussi dans le monde du tatouage. Je voulais ainsi proposer une alternative dans laquelle il serait possible de se reconnaître un peu plus. Pour la question de l’âge, c’est exactement ce que tu décris. Nous allons tous dans la même direction et le portrait que nos sociétés dressent est peu réjouissant. Je voulais montrer la beauté de l’âge, la rendre moins rebutante. Les rides sont non seulement plaisantes à dessiner mais elles sont aussi le reflet de notre histoire, celle qui s’écrit sur nous. Elles donnent du caractère à un visage. Nous vivons dans une société extrêmement rapide alors que la vieillesse s’impose, du fait du ralentissement du corps. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Donc, c’est un peu une sorte d’ode à la lenteur, à un état plus contemplatif. Enfin, c’est comme cela que j’anticipe cette étape de la vie !
Pour beaucoup de tatoueurs l’activité artistique personnelle et le tatouage sont inextricablement liés, comment cela se passe pour toi ?
Oui je suis d’accord. Il y a une mentalité très présente dans le monde du tatouage selon laquelle il faut toujours en faire plus, tatouer le plus possible, dessiner des projets toute la nuit. Il faut tout sacrifier pour le tatouage parce que c’est comme cela que l’on devient meilleur. En ce qui me concerne je ne suis pas d’accord. Je pense que mon travail est meilleur lorsque je laisse beaucoup de place à l’exploration artistique personnelle. Je ne recherche pas seulement à être techniquement bonne mais aussi à créer avec ‘’mon coeur’’ (c’est bien la seule chose que l’IA ne peut pas nous prendre). Cela vient en prenant du recul avec mes projets perso avant de ramener tout cela dans mon travail au quotidien. Cette ressource n’est pas inépuisable, il faut la nourrir. Pour moi, cela vient en laissant la place nécessaire à mes propres projets.
Quels sont les artistes/tatoueurs que tu considères comme des références incontournables ?
La liste est longue mais je peux dire qu’en ce moment - comme beaucoup dans notre coin - Steve Moore est une grande inspiration. Autant pour ses projets que pour son éthique et sa façon de travailler, en accord avec mes valeurs. Plutôt que de faire plus il s’agit plutôt de faire mieux, avec sincérité, de travailler avec son coeur. Et puis, par ailleurs, James Tex est toujours incroyable à suivre. J’ai l’impression qu’ils sont tous les deux une bonne représentation de cette ‘’saveur’’ que j’aime tant dans le tatouage de l’ouest Canadien. Jeff Gogue a été un énorme inspiration à l’époque. En découvrant son travail, j’ai pris conscience que l’on pouvait aller très loin dans l’illustratif et qu’il était possible de tatouer ce que l’on dessine. En grandissant, j’ai adoré les illustrateurs des années 1980 comme : Boris Vallejo, ; Simon Bisley ; Frank Frazzeta ; les livres de Dungeons & Dragons que je subtilisais à mon frère quand il avait le dos tourné ; les illustration de Norman Rockwell. En ce moment, j’adore Wylie Beckert et Jaw Cooper. Je trouve intéressant le type d’inspiration que l’on retire des réseaux sociaux. C’est comme être tous les jours dans un bain de micro-inspirations. On ne pourrait pas pointer une image en particulier mais chacune laisse une trace. Je suis aussi très inspirée par les cultures de l’Europe de l’Est en ce moment : leurs costumes traditionnels, le rural, la campagne. Peut-être s’agit-il d’un autre appel à la lenteur, à l’ancien, au ‘’sacré’’ ? + IG : @annemarietattoo