Fruit de la collaboration entre l’éditeur américain Raking Light Projects et le tatoueur Chad Koeplinger, le livre ‘50 States’ est une aventure éditoriale unique. Sorti en 2017, ce pavé de 352 pages nous embarque aux côtés de Chad, lancé dans un défi inédit : être le premier professionnel à tatouer dans les 50 États des États-Unis. Un voyage de quatre mois, fait entre avril et août 2016, avec pour seuls compagnons une Toyota et un flashbook. Documenté grâce à l’appareil photo de Chad, on découvre ainsi les Etats-Unis à travers la fenêtre de son objectif mais aussi par le prisme de ses passions : le voyage, la gastronomie et, bien sûr, le tatouage. Retour sur un livre culte avec cette interview de Chad.
Comment cette idée a-t-elle germé ?
J'y pensais depuis des années. Je me disais que ce serait un truc marrant à faire, mais cela m'a toujours semblé être une très grosse entreprise. Comme si ça allait prendre un an ou plus, bla, bla, bla. Fin 2015, aux alentours du Nouvel An, il y a eu du changement dans ma vie et soudain, je me suis retrouvé avec beaucoup plus de liberté et de temps que je n'en avais eu depuis plusieurs années. Je me suis dit alors : " Bon, je n'ai pas vraiment autre chose à faire cette année, pourquoi ne pas me lancer ? ". Je n'habitais nulle part, j'avais une petite fenêtre de trois mois et demi et je pouvais peut-être l’envisager sous forme de tournée. Presque comme le ferait un groupe. Je crois que j'étais à une convention quelque part, et c'était dans un endroit où beaucoup de groupes jouaient. Il y avait toutes ces affiches de tournées sur les murs des toilettes, tu vois ? En regardant ces dates de tournée, je me suis dis que je pourrais faire ça dans toute l'Amérique. J'étais à Bali, et un matin, j'ai commencé à planifier les studios, les lieux et la façon dont ça fonctionnerait. Tout s'est mis en place assez rapidement et facilement en fait.
Tôt dans ta carrière tatouage et voyages ont été associés.
Quand j'ai commencé à tatouer, et même avant de commencer à tatouer, j'étais un collectionneur et un fan de tatouages. Je travaillais dans un studio en tant qu’assistant. Nous avions une conversation avec mon professeur sur le fait de voyager dans le monde, et il m'a dit que, pour quelqu'un comme moi qui n'avait ni éducation ni patrimoine, les meilleurs moyens d'y arriver seraient d'être soit tatoueur, soit marin dans la marine marchande. J'ai répondu que j'avais toujours voulu être tatoueur. Dans une certaine mesure, l'idée de mélanger voyages et tatouages a donc toujours été latente, les deux envies se sont mutuellement donné naissance. Le but ultime était alors, en plus d'être le meilleur tatoueur possible, de voir le monde. Lorsque l'occasion s'est présentée, j'ai saisi la balle au bond.
Dans l'introduction du livre , Takahiro Kitamura et Greg Cristian font tous deux référence à toi comme le tatoueur ayant le plus voyagé de l’histoire.
J'ai été dans 80 pays. J'ai tatoué dans, je ne sais même pas combien, probablement 40 ou 50 d'entre eux. J'ai commencé à tatouer en 1997 et j'ai fait mon premier voyage en lien avec le tatouage à l'étranger en 2003, puis, je crois, de 2006 à 2015 ou plus. Honnêtement, pendant peut-être presque 10 ans, je ne suis pas resté où que ce soit plus de deux semaines consécutives. Je partais tous les week-ends pour aller quelque part : "Oh, je suis à New York, mais je vais aller à D.C." ou "Je vais aller à Austin" ou "Peut-être que je vais mettre toutes mes affaires dans un garde-meuble et aller de studio en studio à travers le monde pendant quelques d'années". La plupart du temps, je ne restais que trois ou quatre jours au même endroit. De temps en temps, je restais deux semaines. Je ne connais pas beaucoup de tatoueurs qui ont travaillé de cette façon pendant aussi longtemps que moi. Je suis allé en Australie presque 50 fois, en Angleterre probablement 50 à 60 fois, en Italie et dans tous ces autres pays. Je dois avoir accumulé au moins 2 millions de miles. Ce n'est pas une compétition de toute façon, ça ne m’intéresse pas de savoir si les gens ont beaucoup voyagé. Tout ce que je peux dire, et sans vouloir passer pour un connard, c’est que les expériences des autres m’intéressent mais que c’est de la mienne dont je me soucie réellement.
Comment s’est passée la préparation de ce voyage dans les 50 états et la recherche de lieux où tatouer ?
J'ai la chance d'avoir rencontré beaucoup de personnes dans le monde et en Amérique qui ont des studios dans différents endroits. Entre les gens que je connaissais déjà et ceux qui, lorsque j'ai annoncé mon intention de faire le voyage, m'ont contacté pour m'inviter à venir chez eux, il n’y avait plus que l’état du Wyoming où chercher. Je ne connaissais personne là-bas. Finalement, j'ai été recommandé à quelqu'un qui s'est avéré être une personne vraiment formidable et j'ai eu une très bonne expérience dans son studio de tattoo. Dans l'ensemble, je n'ai pas à me plaindre. Je n'ai pas eu trop d'obstacles sur mon chemin.
Combien de clients et de tatouages, approximativement, as-tu fait au cours de ces mois sur la route?
Je crois que lorsque nous avons compté, c'était quelque chose comme 284, à trois ou quatre près. 98% des motifs que j'ai tatoués ont été choisis dans le flashbook qui m’a accompagné pendant tout le voyage. L'idée était d’accueillir autant de personnes que possible tout en profitant quand même du voyage.
En regardant les tatouages faits pendant ce trip, on remarque une forte récurrence de certains motifs, notamment celui de la tête de gorille. Il y a une raison spécifique à cela ?
Il y a longtemps je me suis fait tatouer par Ed Hardy une tête de gorille dans laquelle est plantée une dague. Il avait ces gros nichons qui sortaient d'une rose avec écrit : "Reborn". C'était très significatif car dès le moment où j'ai eu ce tatouage, toute ma vie a changé : Ed m'a présenté Taki (Takahiro Kitamura, propriétaire du studio State of Grace à San Jose, Californie) qui m'a fait découvrir le monde et avec qui je suis devenu ami. Au cours de ce voyage, Ed m'a montré beaucoup de choses qui ont complètement fait évoluer mes perspectives, mes idées et tout le reste. Ed a vraiment changé ma vie quand il a fait ce gorille sur moi. Plus tard, j'en ai moi-même fait quelques-uns et apparemment les gens les ont aimés puisqu’ils ont continué à en demander. J'aime les faire, et cela me fait ressentir une connexion avec eux.
As-tu une ou des histoires à propos de ces tatouages que tu souhaiterais partager ?
Le tout dernier était très intéressant parce que c'était sur un ami d’enfance du Michigan que je n'avais pas vu depuis probablement 25 ans. Le Michigan a la forme d'une moufle, du coup, lorsque les gens veulent se montrer d'où ils viennent, ils lèvent leur main et en désignent une partie pour situer leur ville. Le tatouage que j'ai fait sur cet ami était une étoile, symbolisant la ville de Flint où il a grandi. Elle est un peu au sud de celle d’où je viens. Nous avions tous l'habitude de traîner là-bas quand j'étais enfant. Nous avions beaucoup d’affinités quand nous étions jeunes et là il venait se faire tatouer quelque chose qui faisait partie de mes racines. En plus, le fait que, totalement par hasard, ce soit le dernier tatouage du voyage, c’était vraiment cool pour moi. C'est là que je me suis dit : « Mec, c'est génial ».
Au cours du voyage, tu as dû changer tes plans pour des raisons de santé et un problème de calculs rénaux. Vu la gravité de la situation, tu aurais pu annuler et tes clients auraient compris, mais tu ne l'as pas fait. Qu'est-ce qui t’a donné envie de continuer ?
L'idée de faire ce voyage. Quelle que soit l’histoire, il y a toujours de l’adversité sur le chemin et j’avais, d’une certaine manière, anticipé qu'il pouvait se passer quelque chose. Je pense que cela a rendu le voyage plus intéressant pour moi d’avoir des épreuves à surmonter plutôt que de rester assis dans une voiture, tu vois ce que je veux dire ? Je n'ai pas annulé mes rendez-vous parce que je m'étais fixé un objectif et je voulais l'atteindre. De plus, je n'habitais nulle part, donc je n'avais nulle part où aller pour me rétablir ; et il n'y avait rien d'autre à faire, donc... De plus, j'avais fait une très bonne affaire à la location de ma voiture que je n’aurais probablement pas pu obtenir à nouveau dans le cas où j’aurais fait le voyage un autre jour. Donc pour moi, cela s’est résumé à: « je ne peux pas faire autrement » Je suis peut-être stupide ou peut-être que je ne suis pas faible. Je ne sais pas. Est-ce que j'ai bien répondu ?
Je pense que oui.
Je veux dire, je pourrais juste dire que je ne suis pas une mauviette. Mais je ne veux pas être aussi arrogant. Au final, c'était une combinaison de : « Je n'avais nulle part où aller + j'avais dit que j'allais le faire + la voiture de location n'était pas chère + les gens venaient de loin à certains endroits pour me voir + j'avais fait beaucoup de bruit autour de ça et je ne voulais pas échouer ». Tu vois ce que je veux dire ? Même si je ne me soucie pas de ce que les autres pensent, là je faisais quelque chose qui était su de tous, et je veux être perçu comme une personne qui concrétise les choses. Pas comme quelqu’un qui abandonne au premier obstacle sur la route et qui fait marche arrière. Je suppose que ce que j'ai eu était un peu plus qu'une embûche, mais... peu importe.
Qu’as-tu appris en tatouant aux États-Unis que tu ne savais pas avant de visiter tous les studios ?
Rien je suppose. Je pense que j'ai juste rencontré beaucoup de gens sympas que je ne connaissais pas avant ou que j'ai pu renouer avec certaines personnes que je n'avais pas vues depuis longtemps. Au final, le principal dans le tatouage c’est le fait de tatouer. C'est beau dans le sens où peu importe où tu es, c'est toujours un peu la même chose : que tu sois dans une putain de grotte sur une falaise au Népal ou dans un streetshop à ST. Louis, ou à une convention à Paris, tu fais toujours du tatouage. Les gens connectent de la même manière.
Au final, le voyage t’a ouvert les yeux et tu es tombé amoureux de ton pays.
L'Amérique, j’y suis habitué, donc c'est facile. Certains endroits sont durs pour les gens qui se soucient de leur bien-être, des endroits où il est impossible de trouver de la nourriture saine. Et puis je suis sûr que si j'interagissais davantage avec les gens d'ici, il y aurait beaucoup d'étroitesse d'esprit et d'ignorance. Mais l'Amérique est un des pays les plus diversifiés au monde, d’un point de vue géographique. Voir tout cela par voie terrestre, évidemment à l'exception de l'Alaska et d'Hawaï, te montre vraiment comment tout fonctionne ensemble, comme c'est cohérent, comment cela a du sens - ou pas, parfois. Et c'est vaste. Il y a quelque chose dans le fait d'être sur la route et d’avoir l’esprit libre, qui te fait te sentir bien. Oui, je suis retombé amoureux de la vie ici.
La conclusion de ce périple est que tu décides de t’installer à Nashville, dans le Tennessee.
Je savais que c'était une ville agréable. Ce n'était pas complètement envahi de gens que je connaissais et qui avaient déjà leur propre studio de tatouage. En fait, quelqu'un qui travaillait dans un studio m'a invité à ouvrir le mien là-bas. Cela a éveillé ma curiosité et au final ça, m'a semblé évident. Mon frère Josh déménageait là-bas et je voulais être proche de lui. Donc, je me suis : "Allez, on le fait !". Je l'ai fait, et tout s'est mis en place : J'ai un studio, j'ai rencontré la femme de mes rêves et je l'ai épousée. Malheureusement, mon frère est décédé depuis. C'est un coup dur. Mais dans l'ensemble, je pense qu’il faut parfois écouter la voix qui te dit ce que tu dois faire, tu vois ? Et pendant les 15 dernières années environ, je n'en ai pas vraiment eu. La voix me disait d'aller partout. Et maintenant elle dit : "C'est le bon endroit." Et ça l’est vraiment. Tous les éléments s'assemblent vraiment bien. Il faut juste garder les yeux ouverts et faire attention à ce qui se passe. Et c’est le monde qui te dira ce qui est le mieux pour toi. + IG : @rakinglightprojects / @chadkoeplingertattoo https://rakinglightprojects.com/