Inkers MAGAZINE - Interview Loretta Leu

>MAGAZINE>Portraits>Interview Loretta Leu

Interview Loretta Leu

Partager

Interview Loretta Leu

@pascalbagot

Avec la sortie en 2019 du livre consacré à Felix Leu intitulé Tattooing, ask here, l’opportunité était trop belle de revenir avec l’aide de Loretta sur la genèse du projet et l’histoire de la famille Leu, dont l’incroyable parcours a contribué à les faire entrer dans la légende.

Vous avez sorti l’année dernière un livre sur Felix Leu, quelle motivation en est à l’origine?

J’avais commencé à collectionner des flashs dessinés par Felix, en sachant qu’un jour je devrais en faire quelque chose. J’ai regardé dans nos anciens livres de flashs mais nous n’avions pas séparé ses dessins, ils étaient mélangés avec tous les autres ; cela m’a pris un certain temps avant de rassembler les images. Puis, en me rendant visite, ma fille Aia Leu a vu ce que j’étais en train de faire et m’a dit : « Pourquoi je ne t’aiderais pas, nous pourrions à nouveau faire un livre ensemble et je le publierais ? ». C’est vraiment grâce à son enthousiasme et à son travail que ce projet est arrivé à terme. L’idée depuis le départ était d’inclure des dessins préparatoires aux tatouages, des photos, ainsi que d’autres dessins réalisés très tôt par Felix comme celui de 1977 qui montre un travail fantastique de lignes pour un futur tatoueur. Il s’agissait aussi d’évoquer sa vie avant le tatouage. Parce qu’il n’arrive que très tardivement dans la nôtre. Nous avions déjà quatre enfants et déjà fait beaucoup de choses: de la bijouterie, des batiks et d’autres choses de ce genre ; tout ce qui pouvait nous aider à survivre en fait. Puis le tatouage est arrivé. L’histoire est dans le livre. Elle est même racontée avec les propres mots de Felix. Nous avons décidé de citer quelques interviews qu’il avait faites.

Pourquoi était-ce important de raconter l’histoire de Felix ?

J’ai à la maison une collection complète de livres sur des tatoueurs du début du 20e siècle. J’ai toujours trouvé intéressant de me plonger dans les histoires de Charlie Wagner, Amund Dietzel, George Burchett, de savoir comment était le tatouage à cette époque. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes gens et de jeunes artistes viennent me voir, ils me disent : « Vous venez de cette merveilleuse famille de tatoueurs… » mais, ils ne connaissent pas vraiment notre histoire, parce que très peu de choses ont été publiées au fil du temps. C’était l’idée du livre : présenter Felix Leu de façon à ce que les jeunes artistes retiennent quelque chose de lui. Les anciens comme moi peuvent également y trouver du divertissement parce qu’ils ont pu avoir des expériences similaires. Et, si dans 50 ans, quelqu’un fait des recherches sur le tatouage durant ces années-là, alors ils auront aussi ce livre.

Felix en a-t-il dessiné beaucoup de flashs? Même au début de sa carrière ?

Oui, au début c’est une des choses qui nous a amenés des clients. Il dessinait des flashs custom à une époque où peu de tatoueurs en faisaient - la plupart se contentaient du flash traditionnel exposé sur les murs. Mais Felix était un artiste avant d’être tatoueur, il pouvait donc offrir ce service de personnalisation et à la demande. Quelqu’un entrait avec un croquis – j’en ai mis un exemple dans le livre- et Felix était capable d’en dessiner une version améliorée. Je n’ai plus beaucoup de ses derniers flahs, la plupart de ceux reproduits dans le livre ont été réalisés dans les années 80, début 90. Les dernières années durant lesquelles il tatouait, Felix a fait beaucoup de free-hand, en travaillant directement sur la peau ; c’est pour ça qu’il n’y a pas beaucoup de dessins sur papier. Il traçait ses lignes maîtresses sur le corps avec un feutre et tatouait ensuite directement à la machine.

Les flashs étaient aussi utile à la publicité...

Oui. Je me souviens l’avoir entendu dire, dès le début : « Tu peux être le meilleur artiste du monde, mais si tu ne le montres pas, personne ne le saura ». Pareil pour Filip. Sa réputation a grandit aujourd’hui, grâce au bouche à oreille mais aussi parce que nous envoyions des photos de ses tatouages et de ses peintures aux magazines. La publicité en ce sens est importante si tu fais quelque chose. Tu peux être bon, mais si personne ne sait que tu es là et ce que tu fais, cela ne va pas t’aider.

Ce livre est une opportunité de rencontrer un homme, très tôt déterminé à profiter de la vie et de la liberté offerte par son époque...

Absolument, ça c’était Felix à 100%. « Nous ne vivons qu’une fois », il aimait dire. « Nous n’avons qu’une seule chance ! ».

Il quitte la maison de ses parents à 16 ans, quel a été le déclencheur à ce départ?

Eh bien, il n’était pas d’accord avec l’état d’esprit de son père. C’était un architecte suisse, conventionnel, bourgeois, respecté. Felix était assez fier du fait que durant sa rébellion il s’était fait virer de plusieurs écoles – peut-être dix – avant de quitter la maison familiale. La dernière était même une école Rudolf Steiner, prétendument alternative et ouverte d’esprit...

Quelle a été la raison de son renvoi ?

Il m’a dit qu’il avait frappé un des professeurs au visage (rires). Mais réellement, le déclencheur s’est fait quand quelqu’un lui a donné un exemplaire du livre de Jack Kerouac Sur la route. Il a totalement adhéré au message : « Sortez, profitez de la vie, explorez, rencontrez beaucoup de femmes et prenez du bon temps » (rires). Ayant grandi avec son père, sa mère était cependant une artiste suisse : Eva Aeppli. Elle habitait Paris à l’époque et s’était mariée avec Jean Tinguely, un sculpteur suisse. Felix leur a quelques fois rendu visite quand il avait 14 ou 15 ans. Bien qu’ils ne soient pas encore célèbres et qu’ils vivaient une vie d’artistes pauvres dans un studio du quartier de Montparnasse, je pense qu’il a beaucoup apprécié leur style de vie. Cela l’a inspiré. Il a compris qu’il y avait une autre voie.

Il passe ensuite quatre ans à vivre un style de vie très beatnik.

Il m’a dit avoir fait ses classes en quelque sorte à Paris, vivant dans la rue un certain temps, dormant sous les ponts avec des clochards. Ils lui ont appris quelques trucs pour survivre dehors. Il a dit que son premier boulot était la mendicité. Pour lui, c’était une profession très honorable pour autant qu’elle soit faite dignement, sans importuner les gens : « Ne racontez pas votre histoire, ne les embêtez pas avec vos problèmes, tenez vous-en juste à demander ! S’ils ont de l’argent peut-être qu’ils vous en donneront un peu, peut-être que non ». Je sais qu’il a passé un temps dans cette situation, achetant avec le peu de monnaie dans sa poche du pain, du fromage, et une bouteille du vin le moins cher avant de s’endormir quelque part, sous les ponts…

Avait-il des contacts pour l’aider ?

Sa mère ne pouvait pas faire grand chose parce qu’elle était assez démunie. Il ne pouvait compter que sur lui en quelque sorte. Le deuxième boulot que la rue lui a donné a été de dessiner sur les trottoirs. Ainsi, il se procurait une carte postale d’une œuvre célèbre que les passants pourraient facilement reconnaître et la copiait sur le sol. C’est aussi une bonne profession, sauf quand il pleut n’est-ce pas ? (Rires). Pour survivre, il profitait aussi du fait qu’il était bel homme et ainsi sympathiser avec des jeunes touristes américaines, qui avaient toujours une chambre d’hôtel. Ces soirées là il ne dormait pas dehors.

Quelle importance ont eu ces quatre années pour son développement personnel selon vous ?

Elles lui ont donné beaucoup de courage et de force qu’il a conservés toute notre vie, pour voyager et faire les choses que nous avons faites. Il n’avait pas peur. Quand tu es seul, tu peux choisir de n’avoir rien à manger, mais c’est une toute autre histoire quand tu as des enfants. Il faut trouver un moyen. Etrangement, il a toujours conservé une façon de faire très suisse-allemande, sans doute issue de son passé. Quand il avait décidé de les faire, il faisait les choses consciencieusement. Mais pas à moitié. Tout ce qu’il faisait, il le faisait à 100%.

Vous le rencontrez à New-York en 1965, à quoi ressemble-t-il alors ?

J’avais été invitée par mon ancien petit ami au Musée juif pour l’ouverture d’une exposition de deux sculpteurs : Tinguely et Nicolas Schöffer. C’était un grand gala où tout le monde était très bien habillé ; il y avait des collectionneurs d’art, du champagne, etc. Je me baladais et puis en allant vers le buffet j’ai aperçu ce grand gars maigre, habillé d’une veste pourpre et sombre sur laquelle tombait des cheveux longs, avec un t-shirt blanc, un jean noir moulant et des bottes de motard, … Il avait l’air d’un artiste. Nous nous sommes regardés et il s’est produit comme un flash. J’ai pensé : « Oh, il a l’air intéressant ». Un peu plus tard j’étais assis sur un banc. Je venais de me disputer avec mon ex-copain et j’étais en train de pleurer quand Felix est apparu derrière la colonne, un sourire sur le visage. Il m’a dit : « Je peux vous offrir à boire ? ». C’est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Pendant que nous nous promenions dans le musée, j’ai appris qu’il était l’assistant de Tinguely, son beau-père, pour l’exposition et m’a demandé si je voulais voir l’étage fermé au public. Nous sommes montés, il faisait noir, il y avait seulement quelques meubles… et il a essayé de m’embrasser ! J’ai dit : « Hey ! On vient de se rencontrer ! » (rires). Mais nous nous apprécions vraiment et nous sommes débrouillés pour nous revoir dès le lendemain. A partir de là, nous étions à peu près tout le temps ensemble. J’ai su en quelques jours qu’il était la personne la plus intéressante que je n’avais jamais connue et que je voulais être avec lui. Quelques mois plus tard, il a dit qu’il allait au Maroc et m’a demandé si je voulais venir. J’ai dit oui et c’est comme ça que notre histoire a commencé.

Cette vie, celle avant le tatouage, durera 13 ans. Pouvez-vous nous en parler?

Nous avons essayé beaucoup de choses et la survie n’a pas toujours été facile. Quand nous étions en ville, nous vivions dans des squats. A Londres, nous sommes restés quelques fois chez ma mère. La nuit, Felix allait dans des écoles d’art pour utiliser leurs équipements parce qu’elles étaient ouvertes aux non-étudiants. Il savait déjà faire de la sérigraphie et s’en est servi pour imprimer un folio de mandalas qu’il avait dessiné dont il a tiré 50 exemplaires. Je me chargeais ensuite d’essayer de les vendre dans des librairies alternatives. Felix avait aussi appris à faire de la bijouterie. Moi, je n’avais pas de permis de travail puisque j’étais entrée comme touriste en Angleterre, donc j’ai travaillé comme modèle dans une école d’art ; elle payait en cash. J’ai aussi travaillé pour des patrons de salles de jeux, à Soho et dans d’autres quartiers de Londres, où l’on venait aussi boire et danser. Ils engageaient des jeunes femmes comme moi pour gérer les cartes et récupérer l’argent. Je n’ai jamais eu aucun problème. C’était un très bon job, très bien payé ! Et puis pendant quelques années nous avons vécu à la campagne, à Formentera et Ibiza, où la vie était à l’époque bon marché.

Felix avait-il l’intention d’être un artiste ?

Il n’aimait pas le milieu de l’art. Il en avait eu un aperçu par l’intermédiaire de sa mère et de Tinguely mais il ne voulait pas en faire partie, ni avoir affaire aux galeries et aux vendeurs d’art. Il était à 100% un artiste, il ne croyait pas dans le compromis, dans le fait d’être agréable avec quelqu’un qu’il n’aimait pas dans l’espoir qu’il achète son art. C’était de l’hypocrisie. C’est ce qu’il aimait tellement dans le tatouage : c’était direct. Il n’y avait personne au milieu, seulement lui et le client. Une transaction propre. Qu’il était possible de faire partout.

Arrive l’épisode durant lequel Felix conduit votre mère, qui possédait une boutique à Londres, à travers l’Europe jusque dans la province du Kosovo en Yougoslavie, où elle souhaite acheter des broderies faites main et des tapis Kilim. Là-bas, Felix a la révélation du tatouage, elle va changer votre vie. Quel est votre regard à ce sujet à ce moment-là ?

Cela ne faisait pas partie de notre conscience. Je n’avais jamais rencontré de personne tatouée. Pareil pour Felix. Les seuls tatouages à notre connaissance étaient ceux que l’on pouvait voir sur les photographies de peuples tribaux parues dans le magazine National Geographic. Nous avions toujours pensé qu’ils étaient très beaux mais nous ne connaissions rien du tatouage occidental.

Il fallait beaucoup de perspicacité à quelqu’un qui n’avait jamais eu aucun contact avec le tatouage pour comprendre qu’il y avait là une opportunité à saisir.

Felix a tout de suite compris. Si, dans ce tout petit village où ils s’étaient arrêtés, ces jeunes gens accouraient, agitant des billets dans leurs mains, en disant : « Tatouage, tatouage, tatouage », à la seule vue des images que son co-conducteur, notre ami Robbie, avait sur ses bras - une geisha faite en Ecosse et un joueur de cornemuse piqué à Hong-Kong- cela se produirait partout. Felix était intelligent. Il a tout de suite compris que c’était un bon plan. Et le fait qu’il était déjà un artiste, comme moi, nous a donné un avantage. Puis, Felix a commencé à regarder très attentivement les tatouages de style old-school américain sur les bras des routiers quand ils s’arrêtaient pour faire le plein et prendre un café. Il s’est dit : « Je peux le faire. Je peux même faire mieux artistiquement. J’ai seulement besoin d’apprendre à le faire techniquement ».

Quelle a été votre réaction quand il est rentré et vous a dit que votre futur serait le tatouage ?

Je ne me souviens pas, mais j’ai toujours eu foi en lui. J’étais contente qu’il ait trouvé un moyen parce que j’étais très occupée de mon côté à prendre soin des enfants. Il était toujours celui qui trouvait des solutions aux problèmes : « Faisons ça ensuite ! Allons là-bas ! ». Je me contentais de répondre: « Ok ». Et je ne me souviens avoir jamais eu aucun doute.

1978 est une année cruciale dans votre histoire : Felix comprend à l’occasion d’un voyage en Yougoslavie que votre avenir se situe dans le tatouage, il en apprend les bases techniques avec Jock, un tatoueur de Londres qui l’accepte comme « apprenti » pendant 6 mois, puis vous quittez l’Europe pour vous installer en Inde, à Goa, où vous commencez réellement à tatouer. Pourquoi partir aussi vite et aussi loin ?

Tout d’abord, la vie était très bon marché là-bas et c’était aussi un bon endroit où élever les enfants. Mais la raison principale était que Goa voyait passer un flux continu de voyageurs, des Occidentaux qui venaient ici pour deux semaines, un mois… des gens comme nous. Donc Felix a pensé que ce serait un bon endroit où tatouer. Nous n’avions pas beaucoup de travail au début, nous faisions peut-être un ou deux tatouages par semaine. Mais la vie était bon marché -nous pouvions nous payer le luxe de louer une maison de dix pièces avec deux employées de maison– et grâce au petit pécule que nous avions économisé en Europe, nous savions que nous pouvions voir venir pendant quelques années. Il y avait là-bas très peu de tatoueurs à l’époque. Gippi Rondinella, un Italien de Rome, et Paco el Vasco, un tatoueur nomade, sont devenus des amis. Un autre était un tatoueur indien du nom de Soma. Il travaillait au marché de la ville de Mapsa ainsi qu’au marché aux puces hebdomadaire.

Comment pouviez-vous être sûrs de capter une clientèle dans ce flux de voyageurs?

A cause de ce village en Yougoslavie, allons ! C’est vrai que le tatouage n’était pas aussi populaire dans le milieu hippie, du moins jusqu’à ce que Janis Joplin se fasse tatouer son bracelet par Lyle Tuttle (tatoueur de San Francisco). Il n’y avait pas beaucoup de personnes tatouées quand nous sommes arrivés, mais il y avait des voyageurs, des « freaks » (un nom sous lequel on regroupe les gens ayant une pensée alternative parmi lesquels les « hippies » sont une niche). Nous étions comme nos clients d’une certaine façon, ça a marché !

Felix est entré sans aucun préjugé dans la culture du tatouage, sans rien savoir du style traditionnel occidental. Il a tout de suite proposé un style custom inspiré de la culture contemporaine.

Felix s’est mis à la disposition de ce que les gens voulaient avec la capacité de dessiner leurs désirs. La plupart des flashs que j’ai retrouvés sont assez représentatifs de la demande à Goa : des papillons, des vues de Goa, des aigles, des signes Om et Peace & Love, des feuilles de cannabis, des représentations de Ganesh, de Bouddha, etc. C’est ce que montrent les calques repris dans les pages de garde du livre. C’était leurs idées mais interprétées par Felix, n’est-ce pas ? Nous avions aussi un catalogue de planches de flashs fourni par Spaulding&Rogers (distributeur américain de matériel à tatouer), mais comme les images étaient très petites, ce fut le travail de Filip de les agrandir, à l’aide de feuilles quadrillées.

Quelle était la culture graphique de Felix ?

C’était un grand admirateur de Salvador Dali. Il pensait que c’était un bon peintre qui y travaillait très dur. Il aimait les comic’s, tous les artistes underground comme Robert Crumb, mais aussi ceux qui faisaient des posters de concert pour la scène psychédélique de San Francisco dans les années 60, comme Rick Griffin ou Mouse et Kelley connus pour leur travail avec le groupe The Grateful Dead, etc. Mais aussi Peter Max et plus tard Robert Williams, connu pour avoir fait la pochette de l’album « Appetite for destruction » du groupe Guns n’ Roses. En 1967, Felix a passé quelques mois à San Francisco durant le Summer of Love, ce qui a eu une influence définitive sur lui. Il a aussi été beaucoup influencé par les cultures et le symbolisme oriental.

Vous quittez finalement l’Inde après trois années, pourquoi ?

Pour plusieurs raisons : nous n’avions pas assez de travail et notre réserve d’argent se réduisait. Nous avons même fini par nous la faire voler, ce qui nous a poussé à demander notre rapatriement au consulat suisse.

Comment se passe votre retour en Suisse ?

Nous sommes arrivés à Lausanne sans argent. Les premiers mois, l’Etat nous a aidé, en nous donnant un endroit où dormir dans un petit hôtel au cœur de la ville. Nous lui avons dit : « Nous avons besoin d’un endroit pour vivre mais nous n’avons pas besoin d’argent. Nous allons tatouer tout de suite ». Et c’était vrai, nous avons commencé à tatouer dès le deuxième jour. Felix a immédiatement dessiné des flyers qu’il a photocopiés. C’était l’été et nous avons commencé à passer du temps sur une place publique, un lieu de rencontre pour la jeunesse. Quand quelqu’un portant un tatouage passait devant nous, nous allions à sa rencontre pour lui dire bonjour et l’informer que nous habitions l’hôtel à côté, que nous avions plein de motifs à tatouer disponibles et que tout le monde était le bienvenu pour venir voir (rires). Mais après deux jours, le manager de l’hôtel est venu nous dire que ce n’était pas possible de tatouer ici. Ce n’était pas notre activité qui l’importunait mais les va-et-vient dans l’escalier (rires). Puis les autorités nous ont mis dans un autre hôtel : là, personne ne s’est soucié de rien, comme il était plein d’anciens alcooliques et autres repentis. Une fois de plus, nous leur avons dit : « Si vous nous donnez une chambre où tatouer, nous n’avons pas besoin de votre argent ». Ils nous ont donné trois chambres cette fois-ci : une pour Felix et moi, une pour les enfants et une autre pour tatouer.

Quelle était à l’époque la situation du tatouage en Suisse?

Il n’y avait aucune loi fédérale, tout était contrôlé à l’échelle de chaque canton. Le tatouage était uniquement accepté dans ceux de Vaud (où se trouve Lausanne) et de Saint-Gallen. Lausanne ne comptait qu’un seul studio de tatouage, tenu par deux gars qui faisaient du flash, pas de custom. A cette époque, la plupart des Suisses qui voulaient se faire tatouer allaient à Paris, chez Bruno - il était célèbre à l’époque- ou à Amsterdam chez Henk (Schiffmacher). Il n’y avait pas beaucoup d’options en Suisse. C’est pour ça que notre activité s’est très rapidement développée. Il y avait une demande.

Combien de temps êtes-vous restés dans cet hôtel ?

Un certain temps. Puis nous avons rencontrés des membres d’un club de bikers, Les Warlords, dont le siège se trouvait de l’autre côté de la rue. Mao (tatoueur et propriétaire du plus ancien studio de tatouage en Espagne à Madrid : Mao & Cathy) qui en était le président était très sympa avec nous. Il nous a proposé de tatouer chez eux. Nous vivions au jour le jour. Parfois, en arrivant là-bas, je n’avais même pas d’argent pour me procurer des lingettes en papier et des gants dont nous avions besoin pour travailler. J’empruntais du cash dans la caisse du club pour les acheter et remettait l’argent dès le premier tatouage terminé. Mao savait. Puis, le gouvernement nous a offert un appartement rue Centrale, où nous sommes restés vingt ans. Les allers et venues la nuit dans les escaliers ne dérangeaient personne dans cet immeuble social de cas sociaux. La plupart de nos clients venaient après le travail, entre 19h et 22h, et nous pouvions travailler jusqu’à deux ou trois heures du matin.

De tatoueur sur la route à tatoueur en ville, comment s’est passé ce changement?

Toute la famille a mis la main à la pâte mais Felix dirigeait la création du studio. Bien que l’endroit soit petit, il a essayé de le rendre intéressant et vraiment « spécial » avec des objets des quatre coins du monde partout. Un lieu où les gens aiment venir, regarder les livres, écouter du rock’n’roll. Il y avait une bonne vibe. Cela ne ressemblait pas à la Suisse (rires), c’était quelque chose d’autre. Nous n’avons jamais eu aucun problème ici, aucune bagarre, et nous n’avons jamais servi d’alcool. Les gens l’appréciaient comme un endroit spécial.

Quels étaient vos clients ?

Au début c’était les voyous, les fauteurs de trouble ; puis il y a eu quelques punks. Nous avions beaucoup de jeunes clients, notamment de la génération qui a suivi celle des beatniks et des hippies du « Centre autonome » de Lausanne -un grand squat qui a disparu depuis. Ensuite sont venus des gens ordinaires, des mécaniciens, des professeurs, des cuisiniers, des médecins, des infirmières, etc. Et puis des tatoueurs, au fur et à mesure que notre réputation grandissait.

Quels tatoueurs Felix regardait-il ?

Ceux que nous considérions comme exceptionnels quand nous avons commencé : Ed Hardy, Cliff Raven, Don Nolan, Robert Benedetti, Spider Webb. Beaucoup d’autres ensuite.

Où Felix puisait-il l’inspiration pour son travail custom ?

Dans les livres, le travail d’autres artistes, mais il se reposait principalement sur sa propre imagination. Dès les années 80 Felix a commencé à expérimenter, avec plus de couleurs et de formes psychédéliques, abordant la plupart de son travail en free-hand. Il dessinait beaucoup, tous les jours. Il était un grand lecteur – nous n’avons jamais eu de télévision. Pendant dix ans, nous n’avons même pas eu de téléphone; les gens devaient nous écrire pour obtenir un rendez-vous ou venir nous voir directement. Mais la musique était aussi une grande source d’inspiration. Felix croyait beaucoup dans le rock’n’roll. ZZ Top était l’un de ses groupes favoris. Notre arrivée en Suisse a été l’occasion de découvrir de nouveaux groupes, nous n’avions jamais entendu parler d’AC/DC, de Motörhead… Les clients nous amenaient des disques vinyles, illustrés d’oeuvres d’artistes comme Frank Frazetta et Boris Vallejo, que nous avons adaptées au tatouage. Mais à côté, Felix a développé son propre travail.

Le fait d’avoir travaillé aux côtés de Tinguely, qui était sculpteur, a-t-il eu une influence sur sa sensibilité à l’art en 3D ?

Absolument. Et pas seulement sur l’art en 3D. Tinguely était expérimental dans de nombreux domaines. Il était très avant-garde…

Le mouvement hippie était très lié à l’usage des drogues et en particulier celui du LSD et vous avez dit que Felix faisait beaucoup d’œuvres psychédéliques. Quelle place avait la drogue dans sa vie ?

Elle faisait partie de notre vie. Felix est resté un fumeur de marijuana jusqu’à la fin. A plusieurs reprises, et particulièrement en Inde, le LSD a joué un rôle important dans notre existence. Il existe une série de trois peintures (intitulées respectivement : « LSD 25 », « Mescaline » et « Speed ») où Felix a souhaité expérimenté l’effet des drogues sur sa sensibilité artistique. Une des devises favorites de Felix a longtemps été : « le sexe, la drogue et le rock’n’roll ». Trois des choses les plus excitantes dans la vie.

Que penserait-il du monde du tatouage aujourd’hui ?

Il était très intelligent et je pense qu’il aurait accepté les changements. Je suis sûre qu’il serait très impressionné par le talent d’un grand nombre d’artistes et le fait que beaucoup viennent avec un bagage artistique. Mais il aurait sans doute aussi regretté le manque d’intérêt actuel pour les livres et la connaissance de l’histoire du tatouage, ainsi que la perte de l’élément « outsider». A l’origine, ce n’est pas seulement la relation directe avec le client qui nous a attiré dans le tatouage, c’est aussi son héritage du cirque, sa place en-dehors de la société, son aspect pirate et rebelle. Cela semble avoir disparu. Tout le monde essaie tellement d’être normal. Mais les choses changent, c’est la vie… Et la vie est merveilleuse ! http://www.leufamilyiron.com https://seedpress.ie