À l’aube du XXe siècle, Paris est la proie des redoutables « Apaches ». Ces bandes de jeunes délinquants saturent les pages de faits divers de récits de rôdeurs, de voleurs, de proxénètes et de prostituées ; qu’importe que la criminalité réelle soit sur le recul, le phénomène est outrageusement extrapolé. « Nous avons l’avantage de posséder, à Paris, une tribu d’Apaches », lit-on en décembre 1900 dans le journal Le Matin « Ils vous tuent leur homme comme les plus authentiques sauvages ». Leur portrait-robot : foulard, veston, casquette à pont, tatouages. Et en 1902, la place médiatique du phénomène explose : la faute à une femme, « Casque d’Or ».
Amélie Élie, de son vrai nom, est originaire d’Orléans. À Paris, elle entame une carrière de prostituée et rencontre Joseph Pleigneur, dit Manda. Cet as du couteau devient rapidement son proxénète. Il est infidèle : elle le quitte donc en décembre 1901 pour Leca, une « terreur » de Popincourt. S’en suit une série de règlements de comptes sanglants entre la bande de Courtille, celle de Manda, et la bande de Charonne, celle de Leca. Entre décembre et janvier 1902, elles valent à Leca deux séjours à l’hôpital. Surtout, puisque leurs rixes font un mort, ils sont tous les deux condamnés à la transportation au bagne guyanais. Couronnée « reine des Apaches » par une intense couverture presse, Casque d’Or devient une légende : elle pose pour le peintre Albert Depré, joue son propre rôle au théâtre. Personnalité emblématique, elle résume la place habituelle des femmes dans la bande : maîtresses, complices, prostituées, objets de violence, même si elles ne sont pas en reste dans certaines disputes sanglantes. Surtout, ses mémoires (probablement retravaillées et enjolivées) paraissent dans la revue littéraire Fin de Siècle entre le 5 juin et le 3 août 1902. Y est notamment discutée la place du tatouage dans cette délinquance parisienne.
« Toi, je ne sais pas pourquoi, tu n’as jamais voulu être tatoué » y écrit-elle à Manda, qui ne voulait « pas faire comme tout le monde ». C’est dire au passage la banalité du tatouage dans ce milieu. En contraste, elle énumère des marques de Leca : « une salle de bain sur la poitrine », un « serpent qui […] s’entortille autour d’un vase »… Et dans son dos, « tout un coin de l’oasis », une fresque qui témoigne de son passage parmi les disciplinaires de l’armée française. Dans cet univers, c’est comme un signe de prestige et de résistance physique et morale. Manda, lui, porte en fait un tatouage : « le grain des apaches au coin de l’œil », la marque de reconnaissance de la bande. Selon les groupes, il est remplacé par trois ou cinq points entre le pouce et l’index, ou d’autres signes analogues. Facile à réaliser sur soi-même, même s’il existe déjà des professionnels : en août 1902, Le Matin interviewe Médéric Chanut, le « tatoueur des apaches ». Étonnamment, Casque d’Or ne s’étend pas sur son propre tatouage. Elle en dit juste : « Je ne parle pas pour moi dont le bras gauche porte un tatouage, ce qui m’a même assez gênée en maison » ; c’est-à-dire en maison close. C’est que les femmes ne cèdent encore que rarement au tatoueur. En 1899, les docteurs Le Blond et Lucas affirment que les tatouées ne se rencontrent guère qu’au plus « bas degré de l’échelle sociale » ; en 1896, un autre médecin affirme que « les femmes aiment peu les tatouages ». Peut-être même que Casque d’Or regrette le sien : il demeure caché sur l’ensemble des photographies prises au temps de sa gloire.
C’est pourtant dans le sillage de Casque d’Or et des apaches que le tatouage féminin se banalise. Probablement par imitation des apaches et en signe de ralliement contre la société se multiplient les points entre le pouce et l’index, ou sur le visage : on les rencontre fréquemment dans les registres d’écrou remplis à l’entrée en prison. Dès 1903, les femmes tatouées se multiplient aussi dans les faits divers. Célestine de la bande des « Petits-Cœurs » est tatouée comme ses comparses masculins… d’un cœur. Dans Le Petit Parisien, surgit aussi la figure pittoresque de « Nana la Pointillée » : elle doit surnom au tatouage de nombreux « petits pois bleus, signe caractéristique de tout “Apache” qui se respecte ». Les bandes apaches disparaîtront avec la Première Guerre mondiale — mais leur légende leur survivra. « Certains clients, du meilleur monde, recherchent les prostituées tatouées […]. Le contact avec une partenaire apache réalise pour eux un stimulant sexuel », écrira le docteur Jean Lacassagne dans l’entre-deux-guerres. À Casque d’Or a succédé tout un mythe de la femme apache… qu’importe sa pudeur sur sa propre marque. Sources Albert Le Blond et Arthus Lucas, Du tatouage chez les prostituées, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1899. Henry Fouquier, « Les “Apaches” », Le Matin, 12 décembre 1900. Edgard Troimaux, « Chronique des Tribunaux. Trois apaches », L’Écho de Paris, 31 mai 1902. « Le tatoueur des apaches », Le Matin, 29 août 1902. « Une fruitière assassinée », Le Petit Parisien, 11 mars 1903. Quentin Deluermoz (présenté par), Chroniques du Paris apache (1902-1905), Paris, Mercure de France, 2008. Sources des illustrations (Attention, le type de licence doit être précisé) Casque d’Or, carte postale circulée en 1902 (collection personnelle). « Les Baisers. Quant au baiser de l’apache… », A. Bergeret & cie, carte postale circulée en 1904 (Collection personnelle). « Casque d’Or en “femme du monde” », La Vie illustrée, 21 mars 1902 (Wikimedia – Domaine public). Pour aller plus loin Jean Graven, L’Argot et le tatouage des criminels, Neuchâtel, Editions de la Baconnière, 1962. Dominique Kalifa et Jean-Claude Farcy, Atlas du crime à Paris, Paris, Parigramme, 2015. Michèle Pedinielli, « Casque d’Or, légendaire “fille de joie” des Apaches », Retronews. Le site de presse de la BNF, 2021. Michelle Perrot, Les Ombres de l’Histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001.