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Jo Maddraft

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INTERVIEW JO MADDRAFT

@pascalbagot

À 33 ans, Jo Maddraft est déjà un tatoueur qui compte dans le paysage français. Techniquement, ses superbes compositions asiatiques en couleurs témoignent d’une incontestable maîtrise des lumières et des contrastes. Elles illustrent par ailleurs sa vaste culture graphique et les nombreuses références qui l’ont nourrie, issues de la pop-culture (manga, anime, jeux video), de la peinture et du tatouage. À Bourg-en-Bresse, située à une centaine de kilomètres de Lyon, sa ville d’origine, Jo poursuit aujourd’hui sa quête artistique d’un style neo-japonais ultime.

Le tatouage c’est à l’origine une histoire de famille si j’ai bien compris?

Oui, j’ai regardé mon père peindre et tatouer toute mon enfance! Il n’avait pas de shop cependant, il y a 40 ans c’était plus compliqué de se lancer dans ce domaine. Mais cela m’a toujours intrigué et j’ai toujours dessiné.

Quand viens-tu au tatouage ?

Des années plus tard. On achetait alors les machines en kit chez Jet France (distributeur de matériel appartenant au tatoueur de Pigalle à Paris, Bruno). Elles étaient équipées d’un système qui fonctionnait de telle façon que cela nous permettait de ne pas avoir à souder les aiguilles. C’est comme ça que j’ai démarré, à 16 ans, sur des potes assez fous pour se faire piquer et sous la supervision de mon père. Je savais que je faisais de la merde mais je n’avais aucun autre moyen d’apprendre. Mon premier tattoo, réalisé en 2004, a été le recouvrement d’un ‘mort au vache’ par une salamandre (voir photo prise en 2014). Je n’ai pas du tout été bercé par le tatouage traditionnel quand j’ai commencé. J’ai par contre beaucoup expérimenté seul, associant la peinture et le tattoo. C’est seulement plus tard que j’ai compris le sens des styles classiques.

Tu passes ensuite professionnel ?

J’ai débuté surtout une longue période d’étude et de vadrouille, pendant laquelle j’ai appris énormément. Je dessinais beaucoup, je touchais à d’autres domaines. L’envie de tatouer était toujours présente mais j’ai décidé de tenter ma chance dans la BD. J’ai travaillé sur un scénario, un manga fortement inspiré de mes univers d’enfance (Dragon Ball Z, Les Chevaliers du Zodiac, Nicky Larson, etc.). Il racontait l’histoire d’un jeune qui se réveille sur une plage proche d’un champs de bataille. Amnésique, il part à la recherche de ses origines et vit de nombreuses aventures. J’ai présenté le projet aux éditions Glénat, ils étaient intéressés. Je leur ai envoyé mes premières pages ainsi que le story-board et le projet a été validé mais, malheureusement, j’ai dû l’arrêter à cause de problèmes familiaux. Cela a été un tournant dans ma vie. L’année suivante j’ai décidé de me lancer à fond dans le tattoo.

Tu trouves un shop facilement ?

Le tatoueur chez qui je me suis présenté pensait que je n’étais pas prêt à tatouer - ce que je comprenais. Il m’a proposé alors une formation d’un an pour la somme de 6000 €. Je ne roulais pas sur l’or et j’ai refusé. Quelques semaines après il m’a recontacté pour me proposer un deal : je travaillais pour lui, je touchais 0€ sur ce que je tatouais mais cela payait la formation ! J’ai dit OK et je me suis mis à travailler comme un forcené, 10 à 12 heures par jour, pour montrer que j’étais motivé. En parallèle je travaillais de nuit et je faisais 90 kms par jour pour aller au Shop. Le rythme était cependant un peu trop élevé, alors j’ai décidé de dormir quelques jours par semaine devant le shop, dans ma voiture. Un jour la propriétaire m’a surpris et m’a proposé de dormir à l’intérieur. Erreur ! Je commençais dès lors à 8h, je préparais les salles pour tout le monde et je finissais généralement aux alentours de 22 /23 heures passées. Puis est venu le moment où j’ai commencé à toucher 30 % de ce que je tatouais. Mais comme cela diminuait la charge de travail du tatoueur en place, il m’a poussé vers la sortie, pour la faire simple.

Que se passe-t-il ensuite ?

À 21 ans je me suis associé avec un perceur pour ouvrir une nouvelle boutique. J’y suis resté seul à tatouer pendant sept ans avant que nous décidions de nous séparer. J’ai ensuite pris une année sabbatique pour rénover un vieux bâtiment et en parallèle je tatouais dans plusieurs shops, dans toute la France. Après un an de vadrouille et de travaux, ZOKU Tattoo shop a vu enfin le jour à Bourg en Bresse, un studio privé consacré exclusivement au tattoo et à la peinture où j’ai pu créer mon univers autour de l’Asie. C’est un lieu chaleureux, sans passage. J’espère pouvoir y faire venir des personnes passionnées afin d’échanger sur toutes formes d’art.

Tu es bon coloriste comme le montrent tes tatouages. La couleur, c’est quelque chose qui t’intéressait déjà quand tu as commencé?

C’est la suite logique du noir. Pour ceux qui souhaitent apprendre et progresser, la couleur est, en quelque sorte, et pour reprendre une référence aux jeux vidéo, le boss de fin de niveau. Il y a énormément de choses à digérer et beaucoup de chemins à explorer dans ce domaine. Par ailleurs, la couleur est le reflet du monde dans lequel j’ai grandi, entouré de manga, de comics, de jeux vidéo. Ces univers haut en couleurs rejoignaient ma passion pour les belles lumières et les beaux contrastes.

Quelles étaient tes autres influences?

Elles étaient principalement dans la peinture. J’aimais des artistes comme Louis Royo, Alphonse Mucha, Juanjo Guarnido, Roberto Ferri, Léonard de Vinci, Dali et j’en passe.

Parmi les tatoueurs, vers quels professionnels regardais-tu à tes débuts ?

J’avais deux-trois références : Jeff Gogue tout d’abord, mon idole. C’est vraiment l’artiste qui m’a le plus inspiré. Et puis viennent Shawn Barber, capable de faire des peintures magnifiques ; Nikko Hurtado, Paul Booth, Joe Capobianco, James Tex et bien sûr Filip Leu. Tous ces artistes entrent dans la catégorie des tatoueurs artistes-peintres de haut-niveau. Ils ont bercé mon éducation dans le tattoo. À l’époque, je suivais la moindre information les concernant, j’analysais leurs tatouages pour progresser.

Que voyais-tu chez eux que tu avais envie de faire aussi?

J’avais des bases en dessin - même si elles ne sont pas celles que j’ai aujourd’hui -mais j’avais d’énormes lacunes d’un point de vue technique tattoo. Quand j’ai commencé, Nikko Hurtado et Jeff Gogue étaient très actifs sur les réseaux, ils avaient des sites où ils postaient des vidéos en train de tatouer. Je regardais énormément Nikko pour le côté très technique et Gogue pour l’artistique, le côté instinctif. Ce mec me passionne, notamment dans sa relation de travail avec le tatoueur japonais Shige dont il a retranscrit l’influence à sa manière. Nikko et Jeff étaient pour moi le mix parfait entre le bon technicien, qui peut aller au bout de ses idées, et l’artiste, qui libère son geste, ses idées, sa philosophie, son univers. En ce qui concerne Filip Leu, il représente à mes yeux l’histoire du tatouage japonais en Occident - en tout cas à mes débuts.

Au fil du temps j’imagine que d’autres artistes-tatoueurs ont rejoint ce pool de références ?

Bien sûr, des centaines d’autres m’ont inspiré : Carlos Torres, Bob Tyrrell, Victor Portugal, Henrik Grysbjerg, Guy Aïtchison, Shige, Orientching et j’en oublie plein. Ce qui me plait le plus chez eux c’est leur volonté de faire évoluer le style et de ne surtout pas stagner dans des références old school. Il y a eu beaucoup d’expérimentation à certaines périodes et les tatoueurs pour la plupart touchaient à tout, ils savaient faire de tout. Cela m’a beaucoup inspiré et en même temps cela m’a poussé à tenter à mon tour des choses, à essayer tous les styles et surtout le réalisme. Quand j’ai commencé c’était pour moi le meilleur moyen d’apprendre toute la partie technique.

Tes compositions très détaillées, avec un travail très patient sur les couleurs et les textures en sont un héritage ? C’est une façon de donner vie à tes dessins ?

Pour donner vie à un dessin, il faut se rapprocher au plus près de ce que l’œil a l’habitude de regarder. Du coup, plus on se rapproche du réalisme et plus cela flatte l’œil, parce qu’il est plus facile de le comprendre. À l’inverse, plus le sujet est naïf, plus il sera sujet à interprétation

Quand intègres-tu la culture asiatique à ton univers graphique?

À l’origine, elle est surtout liée à la pop culture-manga. Puis, au fil du temps et à force de dessiner des personnages tirés de la mythologie asiatique je me suis intéressé au tatouage traditionnel japonais dont j’ai étudié la symbolique et les références religieuses. Mon intérêt est principalement esthétique mais je reste aussi attentif à sa symbolique.

Tu ne fais que du style illustration/asiatique ou les clients peuvent venir te voir pour d’autres types de projets?

Je ne suis pas arrêté sur un seul style graphique ! Du moment que le projet me permet de faire évoluer ma créativité et qu’il me laisse une certaine liberté, j’aime changer d’univers. Cela me rend plus polyvalent et m’apporte de nouveaux atouts pour faire évoluer mon style. Je suis continuellement en recherche et en apprentissage.

Aujourd’hui, quel est ton objectif ?

Je ne cherche pas à rentrer dans une catégorie bien définie et je dirais que je cherche à faire des dessins dynamiques, qui épousent le corps de façon ergonomique, avec un fort contraste pour un bon vieillissement. Tout ça dans une ambiance asiatique, ancienne ou néo futuriste à la AKIRA (célèbre manga japonais). Je n’en suis malheureusement pas encore là. En partie parce qu’il faut composer avec les envies des gens, modelées par leur propre expérience du dessin et de l’art. Aussi parce que j’ai énormément d’influences, venant d’autres univers, comme les manga du type Ghost in the Shell, Gunm, Samouraï Champloo, Ninja Scroll, les comics et les jeux vidéo. Je baigne toujours dedans. Ces dernières années cependant, j’avoue ressentir une légère lassitude. Le tattoo devient un obstacle qui m’empêche de libérer du temps pour mes projets perso. Peut-être aussi parce que je n’arrive plus à tenir la cadence. J’aimerais pouvoir me consacrer plus à de l’illustratif neo-jap. J’aimerais moderniser la culture traditionnelle, avec beaucoup de mouvements et de détails, des lumières de dingue, etc. Tout ce que je ne peux pas vraiment faire en tattoo.

Quels sont les tatoueurs vers lesquels tu regardes ?

Steve Moore, James Tex, Victor Chill et Orientching,

Tu passes beaucoup de temps à dessiner dans ta vie de tous les jours?

Ces 15 dernières années, il a fait partie intégrante de ma vie. Je dessine quand je me lève et je me couche à 2h du matin crayon en main. Quand ce n’est pas pour un client, je fais une peinture, un dessin ou une sculpture (que je ne finis jamais). J’ai dédié une grande partie de ma vie à l’art en règle général et j’aime expérimenter avec le plus de supports possibles. Je m’essaie à tous les styles, patiemment, dans mon coin.

Et la peinture ?

C’est pour moi le seul moyen de me faire plaisir, sans aucune contrainte, et de me laisser aller à des idées 100% personnelles. Le support permet par ailleurs de pouvoir y passer des heures et des heures. C’est mon exutoire !

Quelle satisfaction trouves-tu dans le tattoo que tu ne trouves pas dans le dessin ou la peinture ?

Il met au défi mes compétences et donne un sens à toutes ces années de travail dans l’art et l’illustration. Ces tatouages sont portés par des gens, ils comptent pour eux et disparaîtront avec eux. Mon expérience aura contribué à la vie d’un autre individu. Ce tatouage ne sera pas seulement un dessin oublié sous une pile de livres.

Ton père tatoue-t-il toujours? Que pense-t-il du professionnel que tu es devenu?

Il ne tatoue plus depuis quelques années et ne peint plus non plus. Je trouve qu’après une vie de travail en bureau il a perdu son âme d’enfant ou, en tout cas, il n’arrive plus à vraiment à la faire exister. Alors oui, je pense qu’il est fier de me voir réussir à vivre de ma passion et je pense qu’il me respecte pour ça. + Instagram : @jo_maddraft Zoku Tattoo Shop 14 Rue du Général Logerot, 01000 Bourg-en-Bresse