Davee Blows est un cas à part dans le milieu du tatouage au XXIe siècle. Non seulement parce que le tatoueur polonais est le créateur d’un style unique mixant les cultures du graffiti et de l’irezumi - le tatouage traditionnel japonais - mais aussi parce qu’il est l’un des rares professionnels de l’encre à vivre sans domicile fixe. Depuis plus de 10 ans, il est un « tatoueur-nomade » comme il aime à se désigner lui-même, parcourant les quatre coins de la planète tattoo. Un style de vie qui en temps normal fait rêver mais qui s’est trouvé considérablement chamboulé depuis le début de la pandémie, forçant cet infatigable voyageur à revoir ses priorités.
Comment se passe la vie d’un « tatoueur nomade » depuis cette pandémie et la fermeture des frontières ?
Tout d'abord merci à Inkers de m'avoir proposé cette interview. Je n'ai pas eu beaucoup d'occasions de le faire ces deux dernières années, alors c'est génial, je suis très reconnaissant de cette opportunité. J'ai quitté mon pays natal (la Pologne) pour la première fois à l'âge de 19 ans, juste après avoir terminé mes études secondaires. Je suis parti à Londres où je suis resté quelques mois et où j'ai eu deux emplois, tatouant de nuit 7 jours par semaine. Peu après Londres, j'ai fait mon tout premier voyage à Tokyo, au Japon, et je suis mordu depuis ! Après cela, j'ai commencé à voyager de plus en plus en Europe (principalement pour des conventions de tatouage, pour me faire tatouer et autres) et, deux fois par an, dans mon Japon bien-aimé (pour étudier la culture). En janvier 2020, alors que j'étais en Australie, j'ai entendu parler du Covid puis, peu après, je suis resté un mois à Tokyo, ensuite à Londres et Marrakech, juste avant de reprendre l'avion pour la Pologne, mon pays d'origine où je suis coincé depuis. Cela fait 20 mois maintenant ! C'est dur, mais dès qu'ils rouvriront les frontières, je voyagerai deux fois plus qu'avant ! On ne peut pas arrêter le fou !
Depuis combien de temps es-tu sur la route ?
En tant que nomade, je voyage à plein temps depuis la mi-2010. J’ai pris cette décision après mon premier voyage, en 2009, quand je suis allé pour la première fois à Singapour. Ainsi, début 2010, j'ai abandonné ma vie confortable polonaise à Cracovie et je n'ai jamais regardé en arrière. Etre un voyageur à plein temps toute l'année est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée! Cela fait maintenant 11 ans que je suis volontairement devenu un sans-abri et je ne me suis jamais senti aussi heureux ! Il existe un mythe urbain selon lequel j'ai fait le plus long guest-spot de l'histoire du tatouage - le premier m'a pris une semaine, le dernier plus de 10 ans !
En quoi ces voyages ont-ils aidé à te faire évoluer en tant que tatoueur ?
Dès mon tout premier voyage en Asie j'ai eu envie d'apprendre, d'explorer davantage l'art et l'artisanat japonais. Je suis ainsi allé à la rencontre des maîtres. Au fil des années, j'ai visité toutes les grandes villes (et quelques petites villes aussi) d'Asie et rencontré des centaines de personnes spécialisées dans l'art sacré du tatouage (ou Irezumi, wabori, Horimono et tebori). J'ai eu le privilège de travailler et/ou d'apprendre auprès de grands maîtres comme Sabado (Nagoya), Horimitsu (Tokyo) au Japon, Niccckuhori à Singapour ; mais aussi Diau An, Horishou, Diau Chi et Hori Tora de Kaohsiung, Zhonghli, Taichung à Taiwan, dont je fais partie de la famille ! Mais encore au Japon Satoru Koizumi (Naha, Okinawa), Swallow Hiro (Kyoto) et les superbes artistes de Three Tides Tattoo, pour n'en citer que quelques-uns. L'un des plus grands artistes de so-tebori, Sousyu Hayashi d'Okayama, est devenu l'un de mes meilleurs amis. J'ai eu le privilège de voyager, de travailler avec le grand Asakusa Horiyasu de Tokyo à quelques occasions (et j'ai reçu quelques leçons de sa part). La liste est longue. Je suis très reconnaissant pour toutes ces rencontres et ces amitiés ! Je suis surtout reconnaissant envers tous ces maîtres qui ont accepté de partager leurs connaissances avec moi. Plus j'ai voyagé, plus j'ai eu le privilège de travailler (en studio ou à côté) avec certains des meilleurs du milieu comme Ed Hardy à San Francisco, Pierre (Chapelan) à Montréal ou avec feu Norm de LA. Adam Hathorn à San Diego, Robert Borbas de Hongrie, Xiao Wu à Shanghai, Matt Jordan en Nouvelle-Zélande, je suis heureux et fier de pouvoir les appeler mes amis ! J'ai beaucoup appris de chacun d'entre eux. Je pourrais citer des noms pendant des heures, alors il n'y en a que quelques-uns !
Qu’as-tu appris sur la route et à leur contact que tu n’aurais pas appris autrement ?
En 2022, nous serons plus méta que jamais. Je ne sais pas si je deviens vieux ou si le monde tourne trop vite, mais je n'aime pas trop cette ère numérique. Je dis toujours que si on éteignait internet aujourd'hui je serais le plus heureux! Ce que je veux dire, c'est que le tatouage est une affaire de PERSONNES. Les voyages aussi. L'interaction sociale, que l'on soit introverti ou extraverti, est une nécessité. J'ai eu des mois de voyages où j'étais seul ou avec des gens, mais il n'y a rien de tel que des voyages solitaires à travers le monde entier pour apprendre à se connaître. Cela peut sembler banal, mais c'est la vérité ! On peut apprendre beaucoup de choses sur soi-même mais pas en restant dans sa zone de confort.
Être un tatoueur permanent sur la route n'est pas commun. Connais-tu d'autres tatoueurs vivant de cette façon ?
Lorsque j'ai commencé ils étaient peu nombreux à le faire mais, au bout d'un certain temps, ils ont tous fini par s'installer. Je me souviens en avoir discuté avec Chad Koeplinger (tatoueur américain) en 2012 dans le studio de Nicckus à Singapour. Nous sommes une espèce rare, car la plupart des tatoueurs veulent suivre cette voie mais au bout de quelques mois ils ont le mal du pays ou retournent travailler à plein temps dans leur boutique préférée - ce qui les amène à s'installer. Je suis loin de tout ça. Voyager après Covid sera plus délicat et plus amusant, espérons que le monde reviendra bientôt à la normale. Mais pour répondre à la question, je sais qui était là dans le passé et qui a tatoué sur les 7 continents. I n'y a que trois tatoueurs dans l'histoire : Lyle Tuttle, Adam Wu et moi-même. Je suis généralement informé de qui voyage et où, et je connais des gens qui le font. D'autres voyagent sur de plus longues périodes, ils se déplacent d'un pays à l'autre tous les 6-12 mois. J'aime le faire sur une base hebdomadaire ou mensuelle. Il y a donc différents styles de voyageurs nomades et nous créons tous des règles du jeu pour nous ! Honnêtement, je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un qui ait eu environ 100 vols par an (2017-2018) et visité plus de 45 pays en seulement trois ans, ce qui fait de moi le voyageur le plus fou de ces dernières années dans notre secteur !
Quels sont les pires aspects d'un tel mode de vie ?
Il y a des problèmes de santé comme l'insomnie (causée par le décalage horaire), la mauvaise alimentation (obésité) et une santé mentale déteriorée (dans certains cas, mais pour moi, voyager me permet de rester sain d'esprit et c'est un remède !). Certaines personnes s'épuisent et il leur est presque impossible de conserver des habitudes régulières. C'est fatiguant. Mais c'est une expérience passionnante, inspirante et qui change la vie et je ne voudrais pas qu'il en soit autrement !
Parlons un peu de ton style, le graffiti semble avoir été une influence déterminante dans ta carrière, peux-tu nous en parler ?
Quand j'ai commencé en 1997, j'ai senti que ce serait la mission de toute ma vie de dessiner sur les murs, les trains, les voitures et le reste ! Depuis mon enfance, j'ai toujours été attiré par les images colorées, que ce soit sur le papier, les murs ou la peau. Essayer un nouveau média a toujours pour moi été naturel. Aujourd'hui, d'un autre côté, le graffiti tel que nous l'avons connu (en grandissant) est presque mort mais, pour moi, c'est toujours une façon pour moi de partager de l'art dans presque toutes les villes/pays que j'ai pu visiter. Je considère que je laisse ma marque ou ma trace partout où je vais de façon à ce que les habitants et les touristes puissent en profiter !
Comment en es-tu venu au tatouage ?
Quand moi et mes coéquipiers avions environ 13-14 ans, nous avions tous envie de nous faire tatouer. Mais nous étions fauchés. Alors l'un d'entre nous a dû prendre une machine et, comme j'étais plutôt un illustrateur (je peignais des personnages et autres), je suis devenu celui qui allait tatouer. Style sous-sol, mais tu sais ce que c'est, le bon vieux temps. Je n'ai jamais eu d'apprentissage. J'ai juste appris des gens formidables qui m'ont fait tatouer. La meilleure façon d'apprendre, je pense, est de voyager et de collectionner les œuvres des personnes que vous admirez !
Tu fais de grandes pièces, très lisibles, avec des couleurs vives. As-tu l'impression de reproduire le style de tes graffitis sur la peau ?
Ce que je fais c'est "bomber" la peau tout en laissant une trace avec amour.
Comment le motif de la tête de panthère, qui appartient à la culture du tatouage, est-il devenu cette sorte d'obsession qui le fait apparaître presque partout dans ton travail ?
J'ai toujours aimé l'idée de "l'Orient rencontre l'Occident". Les panthères sont tout simplement si cool ! Quand j'ai travaillé pour la première fois à Tattoo City, le studio d’Ed Hardy à San Francisco, j'ai eu une longue conversation avec lui à propos des panthères. En partageant nos histoires, j'ai eu l’impression de recevoir en quelque sorte la bénédiction du dieu des panthères, celle d’en faire plus et dans le monde entier ! Depuis, je considère porter de flambeau, c’est une sorte de mission. Je les fais depuis 2011 et d'autres sont à venir très bientôt.
Tes tatouages font une sorte de synthèse entre le newschool XXXL (pour les couleurs saturées et le côté exagéré des motifs) et le tatouage japonais. Comment t’y prends-tu ?
C'est un mélange de tout ce que j'ai appris, vu ou expérimenté. La rugosité ou le côté chaud de la rue (graffiti) se mêle aux couleurs très contrastées et aux contours exagérés de l'esthétique et de l'imagerie asiatique que j'aime tant. Je vais continuer à essayer de développer ce style pour toujours :)
Quelles sont tes principales influences artistiques ?
J'ai toujours été inspiré par l'art populaire chinois, japonais et coréen, ainsi que par la peinture médiévale européenne et le pop art américain du XXe siècle. Ces dernières années, j'ai fait plus d'efforts afin de développer ma propre façon de dessiner/peindre/tatouer des objets. J'ai donc arrêté de regarder d'autres formes d'art et je ne regarde plus trop les tatouages afin de ne pas être trop influencé. J'essaie de vivre pour mon propre petit héritage et je préfère faire des tatouages qui ressemblent à "Davee l'a fait". Qu'ils l'aiment ou non, j'espère que les gens peuvent y voir une approche unique. J'aime m'instruire sur les différents styles, techniques et cultures de tatouage et les fusionner selon ma propre approche du graffiti afin de créer des tatouages personnalisés et uniques, conçus pour des individus. Mon plan pour la prochaine décennie est de les rendre encore plus distincts. Espérons que j'y parviendrai.
La peinture semble être devenue une part importante de ton activité artistique depuis la pandémie et tu as récemment organisé une exposition de peintures en Pologne. Comment se réparti aujourd’hui ton temps entre tatouage et peinture ?
Effectivement, récemment, en fait depuis le début de la pandémie, j'ai pris soin de ma santé et ralenti mon travail (ce qui nous a été imposé à tous). Avant, je passais 12 heures par jour dans des studios du monde entier, à travailler comme un fou et, si je voulais peindre, je le faisais la nuit. Mes journées pouvaient ainsi se résumer à travailler de 9 à 21 heures, puis à peindre certains jours jusqu'à 2-3 heures du matin. Mais ce n'était pas efficace. Maintenant, j’ai mis en place une nouvelle organisation. Je prends un rendez-vous par jour. Il dure entre 3 et 5 heures et, après le travail, j'ai encore beaucoup de temps pour peindre et/ou faire de l'exercice. En 2021, j'ai peint plus de 55 peintures acryliques de 1x1m et la plupart ont été exposées lors de mon exposition solo à la galerie Machinarium à Katowice, en Pologne. L'exposition a été un grand succès, alors que nous étions encore en semi-détention. La plupart des grands artistes que nous connaissons étaient invités et toutes les peintures ont été vendues, donc je suppose que les gens ont aimé ! Je peindrai jusqu'à ma mort haha ! INFOS + IG : @daveeblows