Après une première carrière à l’étranger dans l’art contemporain, El Nigro, jeune artiste-tatoueur de 39 ans poursuit, de retour dans sa ville natale de Naples, l’exploration en noir de ses thèmes de prédilection : mélancolie, folklore, sorcellerie et esthétique Victorienne.
Comment es-tu venu au tatouage ?
Grâce à ma femme. À l'époque, je travaillais encore comme artiste contemporain, faisant des expositions individuelles et collectives dans des galeries et des musées (sous un autre pseudonyme). Mais j'ai eu une mauvaise expérience avec un important musée avec lequel je prévoyais une exposition individuelle. Quelque chose a mal tourné, j'ai décidé d'annuler l'exposition et, après cela, j'ai été démoralisé pendant un certain temps, tout en cherchant quelque chose de nouveau. Entre-temps, ma femme m'a suggéré plusieurs fois de me mettre au tatouage. Mais ce n'était pas vraiment mon intention. Un jour, elle m'a acheté mes premières machines et m'a demandé de faire un essai. J'ai toujours été entouré de tatoueurs et fasciné par ce monde, je passais du temps dans les studios de tatouage avant même de me faire mon premier tatouage à l'âge de 20 ans. Mais jamais je n'aurais imaginé être tatoueur.
As-tu fait des études d'art ?
Oui, j'ai fait tous les "chemins de l'art". Mon père dessinait et peignait à ses heures perdues et il m'a initié à ces pratiques à l'âge de 7 ans, comme je le disais plus haut. Puis je suis allé au lycée d'art et, ensuite, à l'Académie des Beaux-Arts ici à Naples. Pendant ces années, de 13 à 26 ans, j'ai fait des graffitis, travaillé comme scénographe pour une compagnie de théâtre et expérimenté différentes techniques et médias.
Qu’as-tu fait dans l'art contemporain ?
J'ai participé à ma première exposition collective en 1999, à l'âge de 17 ans. À l'époque, je peignais encore à l'huile et je travaillais sur un énorme corpus d'œuvres où je représentais des tueurs en série et des criminels à grande échelle. Quelques années plus tard, j'ai commencé à travailler avec de nouveaux médias comme la photographie, l'art vidéo et les installations. Je me suis beaucoup amusé et j'ai appris beaucoup de nouvelles choses et techniques, mais je savais que ce n'était pas vraiment mon élément. Ma véritable nécessité a toujours été la peinture.
Passer de l'art contemporain à l'illustration figurative, ce n’est pas un problème ?
Je me suis juste sentie un peu "rouillée" avec le dessin quand j'ai dû recommencer mais, en général, je n'ai jamais été trop éloignée de la dimension figurative. Je peux facilement dire que l'être humain a toujours été le "Fil Rouge" de toute ma production.
Et quelle place occupe le dessin dans votre formation artistique ?
C'est un besoin. Une nécessité. C'est comme aller aux toilettes, on ne peut pas se retenir longtemps. J'ai commencé à dessiner et à peindre à l'âge de 7 ans et, en fait, je n'ai jamais arrêté.
Ton univers navigue entre le folklore maudit, la sorcellerie, le fantastique. Cela a-t-il toujours été le cas ?
Le folklore et la sorcellerie bien sûr, même avant de me concentrer sur ce qu'on appelle le blackwork, quand j'étais encore dans le néo-traditionnel.
L'Italie est riche d'un folklore magique et mystique, cet univers fait-il parti de ton héritage culturel ?
Bien sûr. Naples est une ville imprégnée de folklore et de superstitions. Inévitablement, j'emporte aussi avec moi cette partie de notre héritage culturel et cela se reflète dans mon travail, c'est certain. Lorsque je suis rentré de Londres, j'ai discuté avec mon père et j'ai découvert qu'une partie de ma famille, de son côté, était originaire de Bénévent. Je connaissais déjà toutes les histoires sur les infâmes Janaras (les sorcières de Bénévent) mais j'ai décidé d'étudier un peu plus ce sujet et j'ai ensuite décidé de les inclure dans mon travail. D'autres figures du folklore napolitain ont été introduites dans mon travail, comme le bossu, qui est un symbole de bonne chance.
Quelle est cette histoire des sorcières de Bénévent ?
Les sorcières de Bénévent (Janaras) sont en fait de vraies sorcières (du moins des personnes réelles) dont la persécution a commencé avec la prédication de Saint Bernardino de Sienne, au 15ème siècle. La publication de MALLEUS MALEFICARUM en 1486, qui explique comment reconnaître les sorcières et comment essayer de les interroger en utilisant les tortures les plus cruelles, a donné une impulsion finale à la chasse aux sorcières. Au cours des siècles suivants, leur légende a pris forme. À partir de 1273, des rapports sur les rassemblements de sorcières commencent à circuler à Bénévent, sur la base d'une déclaration d'une autre femme jugée pour sorcellerie en 1428, Matteuccia de Francesco. Elle a déclaré que ces rassemblements avaient lieu sous un noyer, le noyer superstitieux de Bénévent. On croyait qu'il s'agissait de l'arbre qui avait été abattu par Barbatus, peut-être restauré par l'œuvre du Diable. De nombreux écrivains, musiciens et artistes se sont inspirés de cette légende au cours des siècles, comme le compositeur italien Niccolò Paganini. Sur mes réseaux sociaux, j’ai posté une illustration originale non encadrée que j'ai dédiée à Matteuccia de Francesco.
Ton travail est imprégné de références au passé, quel est ce passé ?
L'ère victorienne, principalement. Je suis un grande fan de cette période et j'aime l'esthétique de tout ce qui a été fait sous le guide de la reine Victoria, en particulier les robes et les bijoux sentimentaux/de deuil. Comme la reine est devenue veuve assez tôt et qu'elle l’a gardé pour le reste de sa vie, toute cette esthétique du deuil a été portée à un autre niveau. La littérature victorienne est une autre facette de cette époque que j'aime beaucoup. J'ai lu Oliver Twist de Dickens pour la première fois lorsque j'avais environ 14 ans et j'ai ressenti un mélange d'émotions et de sentiments dont je me souviens encore aujourd'hui. Dans cet exemple précoce de roman social, Dickens fait la satire du travail des enfants, de la violence domestique, du recrutement d'enfants comme criminels et de leur présence dans les rues, et dénonce le traitement cruel des orphelins dans le Londres de l'époque. Bien des années plus tard, en 2017/18, en pensant à ce roman, j'ai commencé la série intitulée CHILDHOOD MEMORIES.
As-tu toujours travaillé en noir et blanc ?
Pas vraiment. Comme je le disais précédemment, quand j'ai commencé à tatouer, j'étais dans la couleur néo-traditionnelle et j'ai travaillé dans cette direction jusqu'en 2016, en gros toutes mes années à Londres. Même pendant cette période, mes compositions avaient beaucoup de noir profond parce que, fondamentalement, j'ai toujours pensé que le noir donne une bonne structure et reste mieux que les autres couleurs sur la peau. Lorsque je suis revenu en Italie et que j'ai dû me refaire une clientèle, j'ai réalisé que c'était le bon moment pour abandonner les couleurs et commencer à travailler uniquement avec le noir. Cela m'a ouvert un nouveau monde. J'ai immédiatement ressenti une nouvelle liberté dans les compositions et les thèmes que je pouvais aborder à partir de tous mes centres d'intérêt. Je pense sincèrement que c’est depuis le début un travail plus personnel et plus honnête. Je suis sûr qu'il a touché beaucoup de gens pour cette raison.
Tu aimes donner des légendes à tes images, quel plaisir prends-tu à créer des histoires ?
En tant que dessinateur, c'est un besoin. J'essaie toujours de donner des titres et de construire des petites histoires autour de certaines séries ou personnages. J'aurais sinon l'impression que le travail est incomplet. Mais je préfère ne donner qu'un soupçon de l'histoire et laisser la clé de lecture ouverte à l'observateur. Des suggestions, pas des explications. Expliquer une œuvre d'art c’est la faire mourir. Elle n'a plus de raison d'exister.
Les contes sont aussi une source d'inspiration ?
Inévitablement. Le folklore est basé sur des contes traditionnels et superstitieux, de la même manière que la littérature et la poésie sont essentiellement des contes. Ce que j'essaie de faire, même si ce n'est pas encore explicite pour le moment, c'est donner un aperçu de contes qui n'existent pas. Pas encore, du moins. Comme la bande-annonce d'un film qui n'aurait pas encore été réalisé ou comme une histoire que le cerveau peut construire quand il trouve une vieille photo du 19ème siècle, avec une note écrite à la main au dos.
Peux-tu nous parler de tes autres influences ?
Je trouve littéralement l'inspiration tout autour de moi. Mais la musique et le cinéma sont aussi importants pour moi. Ce n'est pas une coïncidence si le titre d'une de mes œuvres fait référence à une chanson ou à un film. HAVEN'T HAD A DREAM IN A LONG TIME est le titre d'une de mes peintures mixtes qui fait clairement référence à "Please, Please, Please lei me set what I want" des Smiths. Il y a toujours des références cachées dans mon travail mais je n'en dirai pas plus. Je préfère que les gens les trouvent eux-mêmes. + IG : @elnigrotat2 IG : @ blackbile_studio