25 ans après la publication de 1000 Tattoos, livre emblématique pour tous les amateurs de culture tattoo, le tatoueur-historien et collectionneur hollandais Henk Schiffmacher s’associe une nouvelle fois avec l’éditeur TASCHEN pour un livre événement. Un ouvrage hors-norme, monstre de 440 pages, lourd de 5,5kg et richement illustré de plus de 700 images (gravures, photos, etc.), toutes tirées de la collection personnelle de Henk. Au-delà de l’hommage à ses 40 ans de passion pour le tatouage sous toutes ses formes, cette « bible » comme il aime à la désigner, met aussi en lumière l’une des plus vives préoccupations de Henk : quel avenir donner à sa collection ?
Comment allez-vous Henk?
J’ai 68 ans et comme tout le monde, je suis emprisonné! C’est aussi un moment difficile pour tatouer car je dois faire très attention. Je me limite à quelques rendez-vous seulement et je réalise essentiellement des tatouages sur la jambe de mes clients. Et puis, je ne peux pas travailler avec ce putain de masque, mes lunettes sont couvertes de buée… En résumé, c’est l’année la plus merdique de toute ma vie ! Mais il semble qu’un vaccin soit enfin prêt, je suis tellement impatient. Je serai le premier dans la queue pour me faire vacciner ! Je veux voyager, voir mes amis, aller aux musées… Sans ce maudit virus je serais parti à Paris, Anvers, Bruxelles, Madrid pour la promotion de ce livre… Nous devions même le baptiser à Los Angeles ! Une fête était prévue à Beverly Hills, à laquelle étaient invités les Red Hot Chili Peppers, Johnny Depp, blabla… Mais on ne peut pas!
Au moins vous êtes vivant et le livre existe…
Quand le virus est arrivé, je me suis dit : « Merde, si j’attrape ce truc, ils vont me retourner les fesses en l’air, m’envoyer à l’hosto et ce sera la fin de l’histoire. Je ne verrai peut-être même pas le livre ! ». J’étais très inquiet, ainsi que pour ma femme qui est aussi fragile. En Mars dernier, nous avons donc tout fermé et la vie s’est en quelque sorte arrêtée. Nous avions pourtant l’habitude de recevoir au studio la visite de tatoueurs du monde entier mais, maintenant, nous ne faisons plus de walk-ins et ne travaillons plus que sur rendez-vous. Ce truc a pris un an de ma vie ! Quand j’ai appelé Bob Roberts au téléphone il m’a dit : « Je reste à la maison ! ». Ed Hardy m’a ensuite répondu : « Je suis enfermé ». Nous sommes tous enfermés !
En parlant de la légende américaine Ed Hardy, vous l’avez tatoué en 2019 lors de son dernier passage à Amsterdam. Comment cela s’est-il passé ?
Je le connais depuis 1974, la première fois où je l’ai rencontré. Il a toujours été un homme très entreprenant, très occupé mais, en vieillissant, il est devenu quelqu’un de très chaleureux, doux et élégant. Il est venu avec sa femme Francesca voir les musées, les Rembrandt et je l’ai aussi emmené à Delft (ville où se trouve la Royal Delft company avec laquelle Henk a collaboré pour la création de pièces de vaisselle, ndr). C’est lui qui m’a demandé de le tatouer. Cela m’a pris 10 minutes pour lui faire sur le bras les armoiries de la ville d’Amsterdam (trois croix verticales de Saint André, ndr). C’est un peu de la fraternité du tatouage qui existait. Mais elle se réduit, à une vitesse affolante.
Vous voulez dire la fraternité des « héros » de l’histoire moderne du tatouage ? Vous considérez-vous comme l’un d’eux ?
Je sais ce que je suis et je sais ce que j’ai fait… Je me considère plutôt comme un Mohican (rires).
Il y a 25 ans vous collaboriez avec l’éditeur TASCHEN pour le livre 1000 Tattoos. A l’époque ce livre a eu un impact considérable et a introduit beaucoup de néophytes à la culture du tatouage.
C’est probablement le livre qui s’est le plus vendu sur le sujet. Il a inspiré un nombre incalculable de gens. Combien de fois on m’a appelé pour savoir si je pouvais utiliser tel tatouage ou tel autre. C’était une époque avant Instagram et Tiktok, mais c’est vrai que ce livre a eu un rôle important dans le développement de la discipline.
Il a été une grande inspiration pour moi. Comment ce nouveau projet avec TASCHEN est-il né?
Combien de fois ai-je entendu dire que 1000 Tattoos était une bible. Alors, je me suis dit que cette fois-ci, j’allais VRAIMENT faire une Bible. J’avais remarqué deux publications marquantes faites par TASCHEN : Circus. 1870s-1950s et Magic. 1400s-1950s (des publications très grand format, 7kg chacun, consacrées au cirque et à la magie, ndr), et je me suis dit que j’aimerais voir un livre comme ceux-là - d’une taille plus grande que la Bible- et dédié au tatouage. J’ai eu l’occasion de leur en parler et ils ont accepté. Les conditions de notre accord ont légèrement changé ensuite, le livre est passé de 7kg à 5,5kg mais, les clients n’aiment pas porter un gros livre.
La couverture mentionne la période couverte par l’ouvrage se situant entre 1730 et 1970…
Noel Daniel, l’éditrice, a réalisé que l’origine de la plupart des objets, gravures, dessins, photos et de tous les autres imprimés que je possédais, se situait dans cette période. Nous avons travaillé environ six ans sur ce livre. En résumé, il s’agit de mes conversations avec Noel, de longues interviews qui ont duré des semaines et que nous avons menées un peu partout dans le monde : à San Francisco, Los Angeles, Amsterdam. Noel s’est tout particulièrement intéressée aux origines de ma collection, à la provenance des objets, à leur valeur, aux échanges. Cela représente beaucoup de pages et beaucoup d’échanges, auxquels j’ai ajouté moi-même quelques textes.
Quand a commencé ce projet ?
A l’époque du musée d’Amsterdam (ouvert en Novembre 2011, le Musée du Tatouage d’Amsterdam a fermé ses portes en Avril 2013, ndr). Pendant ses deux années d’existence, j’ai eu l’occasion de numériser une grande partie de ma collection, environ 60 000 images. Il en reste encore, quelque chose comme 30 000, je pourrais facilement faire encore deux ou trois autres livres comme celui-ci (rires).
Cette collection est l’une des plus importantes dans le monde, où commence-t-elle ?
Quand j’étais enfant, j’avais déjà mon propre petit musée, dans ma chambre, sur la porte de laquelle j’avais accroché une pancarte disant « Mon musée ». J’avais rassemblé différents types de pierres, des oiseaux, des animaux séchés, etc. Mais j’ai commencé à collectionner le tatouage autour de 1972. J’étais alors photographe et pendant longtemps j’ai fait des images dans le studio de Tattoo Peter (Peter de Haan, une des légendes de l’histoire du tatouage dans la ville d’Amsterdam, disparu en 1984 ndr). Il était unijambiste et de temps à autre me demandait de lui donner un coup de main. Quand il a voulu refaire la décoration du studio je l’ai aidé à accrocher aux murs ses nouveaux flashs. Il m’a donné les anciens et je les ai conservés. Comme il ne pouvait pas non plus porter seul sa valise je l’accompagnais dans ses déplacements et ensemble nous sommes allés en Angleterre rendre visite à d’autres tatoueurs, qui eux aussi m’ont donné des planches de flashs, une machine, des cartes de visite. La collection a progressivement commencé comme cela.
Vous aviez des tatouages à l’époque?
Non, je me souviens être allé à une petite convention de tatouage allemande à Hambourg, la Tattoo Trefen (organisé par Theo Vetter en 1971, ndr) c’est là-bas j’ai réalisé que je n’étais pas tatoué. J’avais l’impression d’être un espion dans la maison de l’amour (rires). Quand je suis rentré, je suis allé voir Tattoo Peter en lui disant qu’il devait impérativement me tatouer sinon je ne pouvais pas rester dans cet univers. J’ai choisi une référence à mon signe astrologique - je suis Bélier- et je me suis fait tatouer le crâne de l’animal. Je ne crois pas en l’astrologie mais je n’ai pas trouvé de meilleure idée. Le tatouage doit être fait de manière très spontanée, quand on y pense trop ça ne marche pas, et je trouve que ces temps-ci les gens sont un peu trop sérieux concernant leurs tatouages. La bêtise est une joie et il est bon d’être stupide parfois.
Les tatoueurs ont toujours collectionné, prenant ainsi soin de l’histoire de l’art.
Quand j’ai commencé à le faire, personne n’était vraiment intéressé. Mais moi j’aimais aussi le tatouage tribal et je voulais savoir pourquoi ? Qui ? Quand ? J’essayais de trouver autant d’informations que possible. Maintenant, acheter un livre sur le tatouage n’est pas un problème, mais à l’époque ils étaient beaucoup plus rares. Aujourd’hui, je vois sur Instagram les prix demandés par certains revendeurs pour certains objets : 50€ ici, 100€ là… J’ai tellement de choses que si je commençais à vendre cette collection, je pourrais finir mes jours dans un château dans le Sud de la France, avec deux piscines et un court de tennis.
Le livre se lit aussi comme un roman d’aventures, dans lequel vous évoquez vos voyages. Collectionner et voyage c’est quelque chose qu’aimait beaucoup l’ancien monde du tatouage.
Une bonne partie de cet ancien monde consistait à correspondre par courrier. Tu écris à ce type, il répond en envoyant des photos, qu’évidemment tu conserves. Et puis ensuite tu reçois des cartes de visite, on te fait membre du « Club de Tatouage Australien » ou encore du « Club du Tatouage du Japon », on t’invite à venir pour rendre visite dans tous ces pays… c’est comme ça que cela se passait. C’est comme dans une machine à laver : tout à coup tu te retrouves en plein milieu.
Chercher, voir, vivre des expériences, cela faisait aussi partie du plaisir des voyages que vous avez vécus.
Je suis devenu explorateur. J’étais en quête ! Je cherchais à comprendre. Je savais déjà des choses mais j’en voulais plus et quand j’ai vu dans ces îles du Pacifique que ces pratiques existaient toujours, comment les outils étaient réalisés, les traditions qui y étaient attachées, j’ai réalisé que c’était ça le véritable tatouage. Et j’ai aimé contribuer à les raviver.
Ces voyages n’étaient pas sans danger malgré tout.
Si tu lis la biographie d’Anthony Kiedis (le chanteur du groupe The Red Hot Chili Peppers, pour qui Henk avait réalisé la pochette de l’album culte Blood, Sugar, Sex, Magic, raconte son histoire dans le livre Scar Tissue, 2005) il a failli mourir pendant notre voyage à Bornéo en 1992. L’idée était d’aller ensemble là-bas, en Indonésie, voir la tradition du tatouage et nous avons failli y rester tous les deux, à cause de la dengue. Mais le danger est partout et il est aussi ici. Au début des années 1970 à Amsterdam, rendre visite à Tattoo Peter c’était s’engager dans un véritable ghetto de dealers d’héroïne.
Comment expliquez-vous votre goût pour le danger ?
Qu’est-ce que je peux y faire ? La curiosité a tué le chat.
Vous évoquiez précédemment le petit Henk qui, très tôt a possédé son petit musée. Que penserait-il en vous voyant adulte aujourd’hui entouré de tous ces objets ?
La bouche ouverte, il regarderait et écouterait avec beaucoup d’attention.
Le petit Henk a très tôt eu un goût très prononcé pour les images. Vous racontez notamment que vous photographiez étant jeune avec votre père des paysans néerlandais en tenue traditionnelle dans leurs fermes.
Je suis né dans un monde catholique et j’ai appris la Bible d’après les gravures de Gustave Doré. C’est l’un de mes artistes préférés, avec Albrecht Dürer, Pieter Bruegel et Hieronymus Bosch. Quand j’étais enfant, je souffrais d’une maladie qui m’empêchait de rester concentré à l’école. J’étais dyslexique et à cette époque ce mot n’existait pas encore. Mes professeurs étaient durs. Je me suis alors construit ma propre réalité. Je connaissais mon histoire et c’était une matière dans laquelle j’étais bon, comme en géologie et en dessin, mais je ne pouvais pas écrire le Néerlandais. Je suis un homme de l’image.
Certains de vos dessins publiés dans le livre sont justement des dessins réalisés d’après Bosch et Bruegel.
Je me suis beaucoup amusé à redessiner ces œuvres parce qu’en le faisant, on se retrouve tout à coup entouré de tous les éléments du dessin, on découvre de nombreuses choses. Quand on fait un tatouage, les gens apportent des images avec eux et c’est très important de redessiner ces images avant de les tatouer. Parce qu’elles comportent des difficultés dont il faut prendre conscience avant de les tatouer, sinon c’est trop tard.
Vous parliez de la Bible pour qualifier ce livre, c’est une référence qui fait évidemment sens pour quelqu’un qui aimait désigner son Musée du Tatouage d’Amsterdam comme le « Tattican », le Vatican de la culture du tatouage.
Après cette expérience j’ai dû déclarer faillite et l’état a pris possession de toute la collection. J’ai du me battre avec le gouvernement néerlandais pour la récupérer et il a finalement été clairement montré que je n’étais pas responsable de ce qu’il s’était passé. Mais au fil des ans, les choses sont devenues très difficiles. Et je suis toujours à fouiller dans mes cartons pour savoir si j’ai véritablement tout bien récupéré de cette histoire.
Ce livre est-il une façon de donner la possibilité aux gens de voir cette collection ?
J’ai encore une décision importante à prendre dans cette vie, je dois trouver ce que je vais faire de cette collection. J’ai créé le Schiffmacher Tattoo Heritage qui rassemble un groupe de personnes prêt à m’aider afin de déterminer ce qu’il faut faire et comment. C’est très difficile pour moi de me séparer de quelque chose, je n’ai pratiquement jamais rien vendu de cette collection. Mais j’ai réalisé, à cause de la Covid, que nous pourrions avoir un gros problème si je venais à disparaître soudainement. Louise, ma femme, s’en retrouverait alors responsable et ce serait une situation assez merdique.
Où pourrait-être la maison d’accueil de cette collection ? La ville d’Amsterdam serait-elle intéressée ?
Non, la ville souhaite réduire le tourisme ici, c’est un problème pour beaucoup de villes. Louer se fait à des prix exorbitants. Il ne s’agit plus alors de faire tourner un Musée mais une entreprise. Ce n’est pas terrible. Si j’avais quelques millions en poche j’achèterais un immeuble afin de l’aménager comme je le souhaite. Pendant deux ans nous avons eu un vrai Musée, il avait fière allure. Parmi les idées envisagées il y avait celle d’associer cette collection à une autre. J’ai notamment eu l’occasion d’en discuter avec Lyle Luttle (tatoueur américain de San Francisco, grand collectionneur, ndr), qui est malheureusement décédé récemment.
Le tatoueur japonais Horiyoshi III a lui aussi une collection sur le tatouage.
Mais c’est à l’autre bout du monde et la question du prix de l’immobilier est aussi pénalisante. Ce qui serait bien, c’est que l’on se décide pour un musée mondial du tatouage, quelque part. Il pourrait y en avoir un ou même plusieurs, à New-York, Tokyo, Amsterdam ou pourquoi pas Paris.
Quelles options avez-vous pour l’instant ?
Aucune.
TATTOO. 1730s-1970s. Henk Schiffmacher's Private Collection. Henk Schiffmacher, Noel Daniel, Relié, 29 x 38,8 cm, 5,56 kg, 440 pages € 125 www.taschen.com Instagram Henk Schiffmacher: @tattoomuseum @schiffmachertattooheritage