En Inde, Mo Naga est un singulier personnage du monde du tatouage. Dans un pays 6 fois plus grand que la France et peuplé d'1,5 milliard d'habitants, possédant une antique culture du tatouage dans de nombreux coins et recoins du territoire, Mo est le seul que je connaisse pour qui l'aspect de la préservation d'un patrimoine compte autant, sinon plus, que la dimension artistique du tatouage (Abhinandan Basu en serait un second, quoique bien différemment). Mo est en mission, c'est un saddhu, un sannyasin du tatouage. Sa mission : préserver et promouvoir sa culture ancestrale Naga du Nord-Est de l'Inde et ceci principalement via le tatouage, mais pas que.
L'herbe étant toujours plus verte (et meilleur :) ) chez le voisin, la grande majorité des tatoueurs et tatoués indiens regardent ailleurs, à l'extérieur de leur territoire, même si le phénomène commence à changer. En Inde, pour le moment, ce que vous trouverez de « plus indien » parmi les tatouages communs sont des dieux du panthéon hindou et /ou leurs symboles (Ganesh, Shiva, Aum ...) ainsi que les portraits de famille sur les parties supérieures du corps (souvent maman et papa tatoués sur les pectoraux des hommes). La communauté sikh, elle, adore se faire tatouer le khanda, symbole principal du sikhisme. Quant au tribal il n'attire que peu de monde … à moins que ce soit du pseudo-polynésien.
Mo n'en a que faire de ce que pense la majorité. Il a sa mission, il a trouvé son chemin dans le monde, et le suit avec assurance. En 1994, et alors que son état d'origine, le Manipur, était en guerre civile, le jeune Mo fut envoyé à Delhi pour poursuivre ses études dans de meilleures conditions. Puis en 1999 il retourna dans le Nord-Est du pays, à Guwahati, capitale de l'Assam, où ses parents s'étaient établis entre-temps. Puis à la fin de ses études générales il s'en alla à Hyderabad, capitale du Telangana, suivre des études de design au National Institute of Fashion Technology ( NIFT ). Puis Mo me raconte : « En 2004, pendant ma 1ère année de collège, un ami a vu quelqu'un se faire tatouer. Ça l'a inspiré. Comme il n'est pas un artiste, il m'a convaincu d'essayer. À cette époque, j'explorais différents moyens d'exprimer l'art et le design, alors cette expérience m'a intéressé. Depuis, je tatoue. Quelque chose qui a commencé comme une simple exploration de l'art est devenu une exploration de la vie. Dans mes rêves les plus fous, je n'aurais jamais pensé devenir tatoueur. J'ai juste suivi l'appel. ». Avec la main prise dans la grande machine, une première étape était franchie pour Mo. Le chemin allait lui réserver quelques surprises mais il le rapprocherait plus que jamais de ce qu'il porte de plus cher en lui : sa culture et la sauvegarde et promotion de celle-ci. Mo continue son récit : « En 2007, lors de mes recherches pour mon projet de fin d'études collégiales, je suis tombé sur un tatouage facial Konyak. J'ai été bluffé ! Les tatouages Naga n'étaient jamais mis en avant donc je n'en connaissais rien. À partir de ce moment, mon intérêt et mes priorités se sont lentement dirigés vers l'étude de la culture Naga. Fin 2008, j'ai décidé de consacrer au moins 5 ans de ma vie à cette étude ainsi qu'à la préservation du tatouage Naga. Cinq ans sont bientôt devenus 10... et ça continue toujours. Il s'avère que c'est un projet d'une vie entière. Aujourd'hui je ne crois pas que ce soit moi qui ai choisi le tatouage mais plutôt lui qui m'a choisi. Cependant mon intérêt pour la culture Naga était présente dès l'enfance. Je prévois de concevoir d'autres types de produits et de textiles Naga à l'avenir, lorsque j'aurai suffisamment de temps. Dans la culture Naga, ces produits ont tout autant d'importance que le tatouage. » Son projet allait le faire avancer à tâtons sur de vastes distances. Long is the way. Il y a ce que l'on envisage et il y a ce que la vie nous réserve. Nos actions influencent le destin mais souvent si peu. Généralement nous ne sommes qu'un fétu de paille dans la tempête. Ainsi la vie allait balader Mo quelque peu. Mo continue son récit : « Après avoir perfectionné mes compétences en tatouage et étudié de manière théorique le tatouage Naga pendant 4 ans, en 2012, je me suis senti prêt à enfin partir à la rencontre des anciens tatoués Naga. J'ai donc déménagé à Guwahati, qui est la porte d'entrée du Nord-Est de l'Inde, et j'ai initié Headhunters' Ink en 2012. Mes recherches m'ont alors amené à visiter de nombreux villages reculés du Nagaland, du Manipur et de l'Arunachal Pradesh. » En février 2015, je rencontrais Mo à Guwahati, une première rencontre qui allait en amener d'autres. Lorsque je l'ai visité au siège de « Headhunter's ink » dans la ville-capitale de l'Assam, il finançait un peu de son projet en enseignant le tatouage. Un Finlandais s'y trouvait même, Risto, ainsi que deux élèves des environs, Gopal et Ringven.
Puis après quelques mois après notre rencontre il fit le grand saut et s'installa à Dimapur, capitale commerciale du Nagaland voisin, au cœur du territoire Naga (la capitale administrative est Kohima). Mais rien ne décollait vraiment, ni auprès de la clientèle locale, ni auprès des aficionados étrangers. Le phénomène philippin de Whang-od Oggay ne s'est pas encore produit dans le Nagaland. Les études ethnographiques non plus ne décollaient pas. C'est du temps et de l'argent. Mo en avait un mais pas l'autre. Le serpent se mord la queue. Mo : « En 2015, après 3 ans à Guwahati, j'ai déménagé Headhunters' Ink à Dimapur dans le Nagaland. C'est là que j''envisageais de m'installer pour de bon. Malheureusement 2015-2016 se sont avérées être des années très difficiles. Rien ne se passait et bientôt je me suis retrouvé complètement fauché. Mon travail n'a pas suscité l'intérêt prévu, au Nagaland, comme ailleurs. ». Alors en 2016 Mo décida d'un retour à la capitale, Delhi, afin de continuer à tatouer, de se refaire une santé financière, mais également de poursuivre son destin à promouvoir l'art Naga, et lancer son nouveau projet « Godna gram », « Le village du tatouage » en hindi. Ce lieu et ce projet sont dédiés à la préservation et à la promotion de tous les types de tatouages indiens. Mo raconte : « J'ai dû retourner à Delhi pour une question de survie et tout recommencer à zéro. Headhunters' Ink par essence concerne strictement le tatouage Naga, donc par principe, il ne peut se trouver qu'en territoire Naga. J'ai donc dû le mettre sur « pause » et commencer mon autre projet « Godna Gram – The tattoo village - Le village du tatouage » à Delhi en 2016. Il existe de nombreuses autres tribus tatouées en Inde et je tenais à créer une plateforme qui puisse réunir tous les autres tatoueurs indiens qui cherchent à faire revivre et promouvoir leur propre culture du tatouage. Je sais combien il est difficile de promouvoir et de travailler pour la préservation d'une forme d'art à laquelle la société ne donne aucune valeur. Ici le tatouage n'est pas reconnu comme une forme d'art importante. Il n'est même pas répertorié parmi les arts et cultures de l'Inde. Je tiens à contribuer au changement de cet état d'esprit. Le Tattoo Village – Godna gram est destiné à être un centre d'art et de design tribal. »
Puis début 2020 le coronavirus fit son apparition dans la péninsule indienne. Au soir du 24 mars 2020, à minuit, le confinement sévère débuta, accélérant la nouvelle prise de décision pour Mo de retourner s'installer dans son village d'origine, au Manipur. Aujourd'hui, continuant sa mission principale, Mo y développe également un jardin – potager bio et se connecte plus que jamais à sa terre ancestrale. Retour aux essentiels, nos nourritures physiques et spirituelles. Long way to go still... « Mon rêve ultime a toujours été de pratiquer mon art sur ma terre ancestrale. Alors finalement j'ai franchi le pas. Je suis à la maison maintenant. En 2019, j'ai commencé à m'installer au sommet d'une colline Naga dans mon Manipur originel. Actuellement, je construis ici « le village du tatouage ». Bientôt, j'espère pouvoir inviter d'autres personnes intéressées par le projet et continuer à partager et à apprendre sans avoir à me soucier du loyer et des factures. Headhunters' Ink et The Tattoo Village apportent quelque chose d'excitant pour le monde du tatouage. Watch out! » Bonne chance et longue vie à toi mon ami.
De janvier à mars 2020 je pratiquais le mouvement aléatoire géographique, au gré de mes lubies dans la moitié nord de l'Inde. A Delhi, loin du centre névralgique de la Big city, dans un quartier résidentiel relativement tranquille, je suis allé rencontrer Mo une nouvelle fois. A Delhi Mo tatouait (et peignait des toiles) dans son appartement de moine zen. Je tombais au bon moment, alors qu' il allait entreprendre un tatouage Naga sur un gars de Delhi. A cause de la nuit qui commençait à envelopper la ville, ainsi que du long trajet retour jusqu'à ma chambre d'hôtel dans le quartier central et populeux de Delhi, Pahar ganj, je ne pus fixer toute la session sur la pellicule digitale, mais je pus en photographier une grande part. En voici le déroulé en une quinzaine de photos :
A cause du Coronavirus Mo n'a pas tatoué depuis plusieurs mois. Il reprendra son activité dès Septembre 2021, et fera une tournée indienne afin de récolter de l'argent pour faire avancer son projet actuel, en territoire Naga. Sa première étape sera Delhi en septembre. Vous pouvez retrouver et contacter Mo Naga via « Headhunter's ink » & « The tattoo village » sur Facebook et Instagram Mo apparaît également dans trois ouvrages : 1) Certains de ses motifs ont été retenus pour figurer dans l'ouvrage « Tattoo masters flash collection : Part 1 » édité chez Reuss.
2) D'autre part il a été choisi ainsi que deux autres tatoueurs indiens (Abhinandan Basu et Manjeet de Delhi) pour figurer parmi les 100 tatoueurs du monde entier sélectionnés pour apparaître dans l'ouvrage de Anna Felecity Friedman « The world atlas of tattoo ».
3) Il apparaît également dans mon livre « L'Inde sous la peau ».