Son arrivée dans le milieu du tattoo à l’époque n’est pas passée inaperçue. Ridiculisé, insulté, incompris, l’artiste Fuzi prenait alors un malin plaisir à faire exploser les repères traditionnels avec ses dessins mal faits et bruts. Il en a fait un style, l’Ignorant style, porte-étendard de son approche vandale typique forgée dans le milieu graffiti dont il était issu. Presque deux décennies plus tard, Fuzi prend en quelque sorte sa revanche. Il est aujourd’hui reconnu comme une référence pour toute une nouvelle génération de jeunes tatoueurs autodidactes. Décomplexés artistiquement, ils approfondissent son approche radicale et définitivement émancipatrice.
Quel regard portais-tu sur la culture du tatouage quand tu commences à tatouer?
Je pense que je m’y mets en 2004, en même temps que je découvre d’autres disciplines artistiques en autodidacte. A l’époque, je « sors » alors d’une période de plus de 15 ans uniquement consacrée à la pratique du graffiti vandal. Je suis empêtré dans une sorte de nasse mentale que connaissent bien les passionnés du roulant et qui laissait très peu de place pour d’autres intérêts artistiques. Quand je m’ouvre à d’autres moyens d'expression, j’éprouve un besoin boulimique d’informations et d’activités pour compenser. Je dévore les livres d’art et je me passionne dans la foulée pour le tatouage et son histoire. Je pars du principe que rien n’est impossible. Je veux m’essayer à tout, en autodidacte, pour garder une fraîcheur, la plus libre possible d’influences extérieures. Très tôt, il me vient un constat simple : ce que j’aime dans le tatouage c’est le coté sauvage, rebelle, initiatique, que je ne vois pas dans les salons de tatouage de l'époque. Ce n’est pas ma culture, ni mes références. Je décide donc de le faire à ma sauce. Dans la manière, en le pratiquant dans des lieux insolites, mais aussi dans le style, ignorant style. Je ne me suis jamais considéré comme un tatoueur. Mais par contre comme un artiste qui utilise l’outil tattoo pour s’exprimer, au même titre que la peinture, l’écriture, la photographie, la sculpture etc. C’est pour cela que, dès le début, j’ai pratiqué le tatouage comme je pratiquais le graffiti. Je voyageais, dormais chez des amis, peignais des trains la nuit, et participais à des « events » dans lesquels je tatouais, mais souvent aussi où j’exposais mes toiles, vendais mes t-shirts, etc. Dans des petites galeries d'art, des magasins de bombes de peintures, des librairies, des magasins fashion, etc. Sinon j’investissais des chambres d’hôtels. Je n'allais jamais dans les salons de tatouage. J’ai toujours eu comme principe de ne tatouer que mes designs, avec mon style et de ne jamais reproduire le même tattoo deux fois. Chaque tattoo devait être unique.
Dans quel état d’esprit étais-tu à l’époque?
Le même que dans le graffiti : tout niquer, être le meilleur, provoquer et s’amuser. Un gros esprit de compétition m'animait. Donc il était hors de question pour moi de suivre les règles de l’apprentissage etc. Mon but n’a jamais été d‘être accepté par le milieu du tatouage. Il était par contre de m’exprimer et de faire bouger les lignes. La réaction de certains tatoueurs établis m’a conforté dans cette attitude, qui pouvait être jugée arrogante, mais qui pourtant cachait une grosse passion pour le tatouage ; le côté offrande de la peau, la tradition liée à tout ça. J'ai un profond respect pour la personne qui vient offrir sa peau. J’ai très tôt dans ma pratique compris que le moment était aussi important que le résultat, le tatouage, le motif. J'ai voulu mettre en scène l’expérience pour lui rendre l’importance qu’elle mérite. Ainsi tatouer dans un tunnel de métro, sur le toit d'un immeuble, dans un train, dans une église abandonnée, bien sur c’était lié naturellement à mon lifestyle de writer, mais cela avait avant tout pour but de sublimer ce moment où tu offres ta peau à l’artiste qui s’exprime. Les gens qui ont vécu ces moments avec moi ne les oublieront jamais. Ils seront à vie encrés dans leur peau comme dans leur mémoire. Nous avons perdu le sens traditionnel du tatouage, symbolique ou rituel. A travers ces « performances » je remettais en valeur le moment, celui-ci prenant le dessus sur le résultat. Au même titre que dans le graffiti, où finalement, le plus excitant, c’est la quête. Le résultat, qui visuellement n’est jamais à la hauteur, l’est un peu moins. L'intérêt se situe dans l'acte, dans l’expérience, dans le vécu. C'est cela que j'ai voulu sublimer à travers cette démarche.
Venant du graffiti tu es arrivé avec des codes très street, nourries d’une expérience à la dure héritée de la rue, de la violence. J’imagine que tu t’es-tu reconnu naturellement dans certaines cellules du tattoo plus que d’autres.
J’aimais visuellement et culturellement les tatouages de gangs, les trucs de loubards, les tatouages de prison. Mais je savais aussi, que ce sont des tatouages qui ont une signification forte. Ils sont liés à un rite de passage, à des affiliations, à des marques de glorification de certains faits. Je ne me suis jamais approprié ce style. Je ne m’en suis jamais approché car ils existent dans un certain contexte. Je l’ai peut être inconsciemment réinterprété, mais avec mon style et beaucoup d'ironie. En y intégrant mes codes et mes valeurs, mon parcours. Je ne me suis jamais revendiqué de ce monde, que je respecte, mais qui n'est pas le mien.
Quel regard portais-tu dessus ?
Je ne me reconnaissais pas dans le milieu de cette époque, de ce que ces gens en faisaient. Cette sorte de mainmise sur la discipline, comme si les mecs détenaient un secret qu’il ne fallait pas divulguer. Je trouvais ça super mesquin et coincé. Toutes ces règles, ces attitudes, ces styles d’un autre âge, ne me parlait pas. Mais j’ai l‘impression que cela représente un certain état d'esprit français de l’époque. Pas forcément celui du monde du tatouage en général. Par exemple, au début des années 2010, j‘ai été accueilli les bras ouverts par Estevan Oriol et Mister Cartoon, pour tatouer dans leur studio - S.A Studios- dans le quartier de skid row à Los Angeles, pendant qu’en France, le milieu du tatouage me conspuait. Dès le début, j’ai eu ma fan base, plus ou moins liée à ce que j'avais fait dans le graffiti. Donc, en parallèle de la haine de certains tatoueurs, je recevais énormément d’amour et d'encouragement à chacun de mes events. J’étais alors le seul à tatouer de cette manière. J'essuyais les plâtres de ce qui est devenu la norme aujourd’hui.
Artistiquement, aimais-tu sa culture, ses styles traditionnels, etc. ?
Je ne suis pas arrivé dans le monde du tatouage sans background artistique. J'avais mon vécu intense dans le milieu du graffiti. J'avais déjà forgé mon identité visuelle, ma réputation , mon style. Je l’ai adapté au tatouage. J’ai beaucoup aimé l'American traditional au début. Les planches de flash, leur « simplicité », le côté cartoon, street, la symbolique, tout ça me parlait. Mais il ne s’agissait pas pour moi de reprendre du Sailor Jerry, je devais m’en imprégner, le digérer et le réinterpréter pour lui rendre hommage, pouvoir m’exprimer avec sincérité et surtout, m’amuser. J’ai donc détourné les planches de flash, reprenant des punchlines en utilisant par exemple des titres d'album de rap, des expressions, des provocations. Je les ai aussi mélangées avec l’imagerie b-boy graffiti, les BDs de mon enfance, apportant une fraîcheur actuelle à des dessins traditionnels. Puis surtout, j’ y ai mis beaucoup de moi-même, de mon style, de ma personnalité et de mes expériences. La sincérité de ma démarche a beaucoup joué dans son succès. C'était, au contraire de ce que certains ont pu penser, non pas une moquerie, mais un hommage détourné aux anciens.
En tant que père de l’« Ignorant style », peux-tu nous en rappeler l’origine et le message qu’il véhiculait ?
J’ai posé ce nom sur une attitude, un style, que j'ai développé depuis le milieu des années 1990 dans le monde du graffiti vandal. C’est bien sûr avec ironie que je me suis auto-déclaré « ignorant », renvoyant les critiques à leur propre ignorance. Il y avait énormément de provocation dans tout ça. Je remettais en cause les règles et les codes du graffiti, revenant intentionnellement à un style « enfantin », « libre de toutes influences, (si ce n‘est les prémices du graffiti à NYC au tout début des années 1970). Une sorte d’art brut du graffiti, si cher à Dubuffet dont je n'avais jamais entendu parlé à l’époque. Le mot est resté, pour devenir un mouvement à part entière dans le graffiti comme aujourd’hui dans le monde du tatouage.
Quelle a été la réaction du milieu à ton « Ignorant style »?
J’ai eu le soutien de certains, la désapprobation d’une grosse majorité. Tout changement se fait dans la douleur. Mon style et mon attitude remettaient en cause tous leurs principes. Beaucoup de tatoueurs sous prétexte de « sauver le tatouage » agissaient comme des épiciers, essayant de protéger leur boutique des concurrents, et de sauver leur business et leurs revenus. Si tu te considères comme un « tattoo artist « tu dois t'ouvrir à l'évolution de ton art. Le tatouage n'appartient à personne. Tu dois te remettre en question constamment pour durer. Je me nourris tous les jours de ce que m'apportent les nouvelles générations, en terme de création, comme de perception, de nouveaux moyens, de techniques et d’attitude. Mais je reste aussi très attentif au parcours des anciens, des pionniers, à connaître leurs chemins, leurs histoires. Je n’aime pas tout, mais je respecte et j’ouvre les yeux. C’est la clé pour évoluer en tant qu'artiste mais aussi en temps qu’être humain. A la fin, il y a de la place pour tout le monde, si tu restes fidèle à ta passion.
Ce style a aujourd’hui fait école. Quel effet cela te fait-il?
Je suis extrêmement flatté par cela. Cela n’a jamais été mon but. En même temps, ce qui se fait aujourd’hui avec l’appellation « ignorant style » est parfois très éloigné de ce que je fais. Il n’ y a pas de description, pas de manuel pour expliquer comment le pratiquer. C’est justement le fait qu’il n y ait pas règles qui devrait le définir. J'ai apposé un nom sur l’état d’esprit d‘une époque, qui pourrait se résumer à : « Connais ta culture, pour mieux la révolutionner. » Certains ont probablement oublié la première partie de cette phrase. C’est d’abord un truc de passionnés. De fanatiques même. On ne révolutionne pas un mouvement si on ne connaît pas son histoire et si on n’y a pas fait ses preuves. Mais ce style est par définition mouvant. Et tous les jours je me régale de le voir vivre, s’étendre et se transformer.
T’y reconnais-tu toujours?
L’ignorant style est mon enfant, il a été conçu dans la douleur et le conflit. Il a été insulté, moqué mais a traversé les épreuves la tête haute, pour devenir un adulte épanoui. Bien sûr, ce n’est plus l’enfant sauvage qu’il était au début, je le regrette parfois mais je suis extrêmement fier de son parcours. Il a voyagé à travers le monde, il est aujourd’hui indépendant, la famille s’est élargie mais je reste son daron!
Quel rapport as-tu avec ces artistes qui s’en revendiquent ?
Mon intérêt et mon respect vont aux créateurs, qui sont les vrais meneurs. A ceux qui prennent des risques pour proposer des choses nouvelles. A ceux qui se mettent en danger artistiquement. Pas aux suiveurs, qui reproduisent les motifs trendy et copient sans honte pour surfer une vague, tout ça pour mieux sauter sur une autre le moment voulu. Peu importe le style et la discipline. J'aurai toujours du respect pour les vrais passionnés.
Suis-tu des tatoueurs en particulier ?
Je suis ce qu’il se fait, dans tous les médiums. Je suis un boulimique d'information. Je n’aime pas pointer du doigt des gens car cela en met d’autres tout aussi talentueux dans l'ombre, que j'aurais ainsi oublié de citer. Mais, sans ordre de préférence, et de façon exhaustive, je dirais : Dominik tattoo, Auto christ, Luxiano, Ritasalt, Ruco, David Schiesser, Grumpy, Trash baby, etc.
Le tattoo se nourrit aujourd’hui d’une approche « vandale », avec le tatouage du visage, des mains, dans un style « rien à foutre » qui ne cherche pas à être beau. Qu'en penses-tu ?
Je ne suis pas certain que se tatouer le visage aujourd’hui ait la même valeur de « rien à foutre » qu’il y a 20 ans ou plus. Je ne pense pas non plus que la démarche soit vraiment similaire, sans bien sûr faire de généralité. C'est juste rentré dans les mœurs. Cela reste parfois radical pour moi mais les curseurs se sont déplacés. Ce n’est pas à moi de juger de cela. Je ne sais pas ce que j’aurais fait avec toute ma rage si j’avais eu 20 ans aujourd’hui. Tout est toujours affaire de contexte. Un tattoo facial d’un MS13 au Salvador ne se compare pas avec celui de post Malone. Même si pourtant cela reste un tatouage facial.
Tu y travailles de façon permanente?
Non, je vis en Californie, mais des amis s’occupent du lieu au jour le jour et j’y retourne environ tous les 3 mois, pour y tatouer, rencontrer les guests et organiser différents events.
Tu as publié l’année dernière un livre intitulé « Behind bars », le titre est assez explicite et faisait écho aux expériences de confinement. Qu’y trouve-t-on dedans ?
Behind bars est né de la rencontre avec Gramata (IG : @gramata.nakolki). Il montrait sur son compte Instagram ses tattoos et son quotidien en prison dans les Balkans. J’ai trouvé que sa démarche et son expérience méritaient d'être mis en valeur à travers une publication. Donc nous avons réuni ses photos, prises à l aide d’un téléphone de misère et nous avons montré son quotidien, son travail de tatouage sur ses codétenus. Là encore, le contexte défini complétement le regard sur son travail. Vivre dans une minuscule cellule, fabriquer sa machine, devoir se procurer le matériel, s’organiser pour ne pas se faire chopper par le maton, tout est compliqué et a de la valeur dans cette démarche. De plus, ses références étaient liées aux motifs orthodoxes russes, la population carcérale qu’il côtoyait étant en majorité russe. Cela faisait écho visuellement à ce que l’on avait put découvrir à travers les livres célèbres « Russian criminal tattoo ». Mais encore une fois, avec l’interprétation d’un jeune grec, issu du graffiti et confronté à une situation, à un environnement spécial et actuel.
Pourquoi cette envie de parler du tatouage en prison encore aujourd’hui ?
Parce que visuellement cela m’a toujours parlé. J’aime la signification derrière un tatouage, son histoire. Et ceux pratiqués en prison ou dans la rue, malgré la pauvreté d’exécution, ont souvent plus de valeur et plus de force que celui extrêmement bien exécuté à la chaine dans un salon de Brooklyn ou d’ailleurs. Mon but principal a toujours été de mettre en lumière la beauté et l’esthétique de ce qui est communément perçu comme laid ou sale, ou bien techniquement mal exécuté. Dans le tatouage comme dans le graffiti. En cela, j’utilise les codes et les moyens traditionnels des beaux livres et du design qui lui est associé.
Quelle place occupe aujourd’hui le tattoo dans ton activité artistique?
Je partage mon travail entre mes différents projets artistiques. L’écriture, le dessin, la peinture, l’illustration, la mode, la photographie, le graffiti… et donc le tatouage. Concrètement, le tatouage doit représenter aujourd’hui 30% de mon activité. Je continue aussi à voyager pour tatouer et rencontrer les gens. Je pense que je n’arrêterai jamais de le faire.
As-tu maintenant l’impression d’appartenir à la grande Histoire du tatouage?
Malgré moi, probablement. L’ Histoire le dira. + IG : @fuzi_tattoo IG Seulement Pour La Vie : @seulementpourlavie