Après presque vingt ans dans le métier, c’est aujourd’hui à Chambéry que Mark Blackscab poursuit une carrière bien remplie. Spécialisé dans le réalisme depuis quelques années, il trouve dans l’environnement naturel et montagneux de la « Porte des Alpes » - comme on appelle aussi Chambé’- une inépuisable source d’inspiration. Oniriques et teintées de spiritualité, ses œuvres rendent entre autres hommage à la beauté de la nature. Elles traduisent aussi la sérénité retrouvée de Mark après un long combat contre ses propres addictions. Une bataille qu’il mène maintenant pour les autres avec l’association Addict.
Que fait un anglais à Chambéry Mark ?
Je viens de Maidenhead, au sud-ouest de Londres, pas loin de l'aéroport d'Heathrow. Quand j'ai quitté l'Angleterre il y a 30 ans - j'avais 18 ans et j’étais dans des embrouilles - je me suis dit : "Putain, je peux faire mieux que ça, alors je vais chercher autre chose." Je ne savais pas où j'allais. Je suis simplement parti et je me suis retrouvé dans le sud de la France. Je me suis perdu pendant longtemps, vécu à la punk, entre la fête, la drogue, l’alcool… jusqu’à me perdre totalement. J'ai eu mon premier tatouage à 24 ans, à Cannes chez Yohan (Art Cannes Tattoo) et une fois entré dans ce monde je suis resté là, bouche bée : "Waow". Les tatouages ont toujours fait partie de ma vie depuis que je suis très jeune. Je fréquentais déjà les studios de tatouage quand j’étais enfant, j'avais plein d'amis qui se faisaient tatouer. Mais quand je me suis fait faire mon premier tatouage, j'ai pensé que c'était vraiment cool. J'en ai rapidement eu un autre et je me suis dit que c'était ce que je voulais faire.
Qu’as-tu as tant aimé dans le tatouage ?
Avant de quitter l'Angleterre, j'avais fait un apprentissage pour devenir graphiste. C'était avant les logiciels, tout se faisait à la main. J'ai toujours été fasciné par le dessin. Mon grand-père – avec qui je vivais quand j'étais petit- était très enthousiaste à l'idée de mes premiers dessins. Il m'a dit : "Tu vas faire quelque chose de bien avec ça". Sous ses encouragements, je dessinais tout le temps : des personnages punk, des trucs de BD, etc. En même temps, quand j'avais 6-7 ans, je dessinais des tatouages sur mes avant-bras avec de gros stylos.
Tout a commencé dans le sud de la France alors ?
J'ai été séduit par l’univers du tatouage : les magasins, le bourdonnement des machines, se faire tatouer, les gars, l'équipe… Putain, c'était trop bon. Et puis en 1997, j'ai rencontré ma femme. C'est l'année où tout a basculé, dans le bon sens. Elle n'était pas du même milieu social que moi - je viens d'une famille où il n'y avait pas beaucoup d'argent et donc socialement nous n'étions pas vraiment aisés. Mais elle m’a dit : "Tu veux faire quelque chose de notre vie ? Tu es vraiment doué pour le dessin, tu aimes les tatouages, vas-y !… » Je me suis dit qu'elle avait raison et que je pouvais faire quelque chose. Je le devais d’abord pour la garder elle. Car si j'avais continué à me foutre en l’air comme je le faisais, elle n'allait pas rester longtemps. Je le savais, et j'étais amoureux alors... Je me suis dit : "Putain, je vais devoir me ressaisir si je veux la garder". J'ai alors vraiment essayé d'abandonner mon ancien style de vie. J'ai commencé à tatouer, pris des conseils de Yohan - bien qu'il n'ait pas de place pour que je puisse travailler dans son shop - et j'avais un ami qui ouvrait un magasin de piercing. Ensuite, j'ai déménagé avec ma femme à Moutiers (Savoie), au pied des 3 Vallées, d'où l'on peut rejoindre Tignes, Méribel, Courchevel, Val d'Isère. Cela s'est très bien passé pendant trois ans, puis j'ai déménagé à Albertville, où je suis resté quinze ans, en collaboration avec Bruno de Body Piercing International.
Un style t’intéressait en particulier à l'époque ?
J'essaie toujours de faire ce que les autres ne font pas, et Yohan faisait du japonais traditionnel. Dans les années 1990, avant qu'il n'explose, le style était populaire et plutôt dominant dans le tatouage. Comme tout le monde en faisait, j'ai voulu essayer quelque chose de différent. Et puis le tribal marchait bien et j’aimais le noir - c'est en fait de là que vient le nom Blackscab. C’était un bon point de départ, car faire du noir solide c’est loin d'être facile. Mais, après avoir ouvert le magasin à Moutiers, j'ai réalisé le budget que cela représentait de faire tourner une boutique, combien il fallait gagner pour le faire avancer. Et puis, à un moment, les enfants sont aussi entrés dans l’équation. Du noir auquel je me consacrais, j’ai évolué assez rapidement. En-dehors du noir, je dessinais à peu près tout. J'aimais beaucoup faire des dessins réalistes. Robert Hernandez, Tin-Tin, étaient les gars que j'admirais, ainsi qu'Aaron Cain et Guy Aitchinson, parce qu'ils apportaient du réalisme à l'abstrait en le rendant biomécanique.
Et maintenant?
Je fais juste du réalisme. J'ai décidé de m’y concentrer il y a environ 4-5 ans. Après 18-19 ans à tout faire, j'ai réalisé que si je voulais vraiment m'améliorer dans quelque chose, je devais me spécialiser. En 2015, après 18 ans de tatouage, j'avais l'impression que j'allais me retrouver bloqué à un certain niveau. Je voulais évoluer. Je ne crois pas à l’immobilisme. Soit on avance, soit on recule. Il n'y a pas de putain de pause. Au bout d'un moment, si tu ne sens plus de faire un peu de tout, tu ne devrais plus le faire. C'est le respect élémentaire pour soi, mais aussi pour les clients. On marque les gens à vie. A partir de là, je suis allé voir d'autres tatoueurs, et je suis allé à des conventions, j’ai posé des questions… et après 18 ans de tatouage, je suis reparti de zéro.
Pourquoi avoir choisi le réalisme ?
Dans les années 90, curieusement, j'ai toujours beaucoup aimé faire des trucs totalement abstraits ou totalement réalistes - les deux extrémités d'un même bâton. J'ai juste suivi mon coeur. Cela a toujours été le cas. Quand ma femme voit les dessins que je fais aujourd'hui, elle me dit : « Tu es fou, comment tu vas tatouer ça ?! ». Mais je ne pense pas vraiment à ça quand je dessine quelque chose, j'essaie juste de rester en dehors de ma zone de confort. Allez là où personne d'autre n'ose aller ! Il n'y a pas de vraie vie dans ce que nous connaissons déjà. Je ne dis pas que je fais des choses que personne d'autre ne fait, mais j'essaie de faire des choses que je n'ai jamais faites auparavant. En ce sens, à chaque design, j'essaie de le pousser un peu plus loin que la dernière fois.
Qu'est-ce que tu « pousses » maintenant?
J’aime vraiment travailler ce genre de transparence onirique… un peu comme une hallucination ou un rêve… l’abstraction dans le réalisme. Il faut le regarder un moment pour voir ce qui se passe. Je voulais vraiment me plonger dans les trucs techniques afin de maîtriser ce genre d’effets dans la transparence, fusionner deux images ensemble. Mais une fois que l’on a nagé dans ces eaux-là pendant un certain temps, eh bien, on peut en sortir et aller nager dans une autre mer. Maintenant, j'essaie d’aller dans l'autre sens, de rendre mes compositions plus simple, plus facile à voir, plus audacieuses mais avec tout l'aspect technique. Avancer, c'est garder quelque chose de ce que nous avons déjà fait. On ne créé rien de nouveau à partir de rien. Ca c’est le processus d'évolution créative.
Tu aimes aussi le travail des détails. Où est l'équilibre entre l'envie de repousser les limites et la réalité d'un tatouage qui vieillira ?
C'est ce qui a été totalement d'oublié aujourd'hui ! Je viens de l'ancienne génération. Maintenant, il s'agit de la putain de photo à publier, n'est-ce pas ? Il est toujours possible de mettre 10 heures de putain de détails dans un petit tatouage, et c'est vrai que c'est fantastique quand le tatouage est terminé. Mais voilà ce qui se perd aujourd'hui : un bon tatouage n'est pas ce à quoi il ressemble une fois achevé. Il est par contre ce à quoi il ressemblera dans deux mois, deux ans… dans vingt ans ! J'essaie vraiment de garder cela à l'esprit. Le dessin au début va être super compliqué, comme le tatouage de la chouette que j'ai fait par exemple, avec les plumes et tout ce qu'il y a dessus. J'aurais pu passer vingt putains d'heures mais les détails auraient disparu dans dix ans. Ce serait une putain d'arnaque ! Il faut prendre en compte la douleur du client et il n’est pas nécessaire de le faire souffrir pendant 25 heures pour des choses que l’on peut faire en deux fois moins de temps. J'ai réalisé la chouette sur deux jours consécutifs et probablement passé dix heures dessus, enlevé tous les détails inutiles qui n'auraient pas bien vieilli. C'est ce dont se plaignent les vieux aujourd'hui. Les jeunes arrivent avec des putain de détails… Mais ne faites pas le tatouage pour la photo. Faites le tatouage pour le client. Je ne tatoue pas pour moi, je tatoue pour la personne qui se fait tatouer. Respectez le client et arrêtez de penser à votre compte Instagram.
Il y a beaucoup de références aux montagnes, aux animaux, aux fleurs… dans tes tatouages.
Je fais avec ce que les gens demandent. Je travaille à la montagne... En ville, en milieu urbain, il y a plus de demande sur le thème de l'horreur, non ? Je veux faire plus de portraits réalistes. Le travail d'un tatoueur est cependant de représenter ce que le client veut vraiment refléter dans son tatouage. J'aime essayer de ressentir ce qu'ils veulent vraiment exprimer de façon à ce que, quand ils le regardent, ils se sentent bien. Pour revenir au thème de l'horreur, je suppose que je ne l’ai jamais vraiment travaillé parce que je ne me suis jamais fait tatouer dans l’idée d’exprimer un sentiment négatif. J'aime les tatouages qui expriment quelque chose de positif. J'en ai toutefois fait quelques-uns sur ce thème, comme des mains avec du sang mais cela raconte toujours une histoire, un voyage que quelqu'un a entrepris, en partant d'une période douloureuse de sa vie et en allant vers des choses meilleures. Donc, même si je mets du sang et du gore dans un tatouage, c'est probablement parce que cela explique la transformation que la personne a subie.
D’un street shop à un studio privé, la différence dans la relation avec son client c’est le temps passé ensemble à monter un projet, à comprendre son envie ?
Totalement, j'ai plus de temps. Quand les gens viennent vers moi, j'essaie vraiment de comprendre ce qu’il y a derrière le tatouage et l’idée. Je vais dans l'histoire aussi profondément que le client le souhaite, autant qu’il me le permet. Et normalement, quand je demande, ça sort en fait. Cela fait vraiment aller la composition dans une certaine direction.
Es-tu plutôt petites pièces ou grandes pièces?
J'aime faire de grosses pièces mais c'est putain de long. C'est bien d'avoir des petits tattoos de temps en temps, j’apprécie de voir le travail fini en une seule session. J'adore faire ça ! J'aime aussi faire de la couleur mais la demande générale est le noir et le gris et tout le monde semble apprécier le bleu-gris que j'utilise. Les couleurs, c'est un défi totalement différent.
Qu'as-tu fait, créativement parlant, pendant cette période de confinement ?
Le confinement a été pour moi un moment d'introspection. J’ai réfléchi à la manière de rendre ma vie plus juste, à ce que le rythme de vie devienne plus correct, plus équilibré. Plus ta vie est équilibrée, meilleur est ton travail. Si ta vie est en ordre, ton esprit est purement concentré sur ton travail, par exemple une longue séance. Quand ta vie est en désordre, tu portes toute cette merde. Pendant cette période, j’ai donc dessiné des projets de tatouage et je me suis occupé d’ADDICT, une association qui vient en aide aux personnes en situation d'addiction. J'ai ainsi pu finir le dessin animé que j'avais commencé pour l'association, il m'a fallu quatre ans pour le faire. Dans le passé, j'ai reçu beaucoup d'aide pour surmonter mes dépendances. Je dispose maintenant de clés et j'essaie ainsi de les transmettre à d'autres.
Peux-tu nous parler des problèmes que tu as eu ?
L’alcool. A partir de 10 ans j'ai commencé à me saouler. Je voyais tout le monde boire et cela semblait être un bon moyen de s'amuser. De l'alcool je suis passé aux drogues douces, puis aux drogues dures qui m'ont presque coûté la vie. Au bout d'un moment, j'ai fini par penser que je serai un toxicomane à vie, parce qu'il me semblait que lorsque je me débarrassais d’une habitude, une autre venait la remplacer. Finalement, j’ai compris que si tu as ce genre de personnalité, tu ne peux pas changer ce que tu es. Nous avons été « programmés » de cette façon. Et puis j'ai rencontré Ramon Junquera, le fondateur d'ADDICT. J'avais des problèmes à ce moment-là et je n'avais même pas réalisé que cela avait des conséquences sur ma relation avec ma femme et mes enfants. J'ai appris cette approche il y a environ 6 ans et cela a totalement fonctionné pour moi. Au point de ne plus avoir de problème avec l'alcool.
Plus de guerre?
Oui! Parce que la guerre personnelle dans la dépendance est en partie dans la retenue. Si tu dois aller travailler demain, tu dois faire du bon travail, donc il ne faut pas boire. Il y a donc une guerre en toi, pour retenir la dépendance. Avec ce programme, j'ai guéri la blessure qui m'a poussé vers la boisson. Alors, aujourd'hui, j'essaie d'enseigner cette technique qui a si bien fonctionné pour moi. Si des gens ont des problèmes d'addiction, peu importe lesquels : sexe, alcool, cigarettes, drogues dures, jeux vidéo, téléphone... Je peux les aider. C'est mon autre passion. Tout ce que je fais pour ADDICT nourrit le reste de ma vie. C'est là que je dois être à mon meilleur niveau, car c'est de la vie des gens dont il s’agit. Cela fait de moi un meilleur tatoueur.
En deux mots, quelle est l'approche ADDICT ?
Au lieu d'essayer de se débarrasser du produit, il s'agit de faire du consommateur une meilleure personne lorsqu'il consomme. Il s'agit donc avant tout d'apprendre à apprécier le produit, avec des exercices simples mais intenses. Quand on est accro à quelque chose, on perd tout plaisir. Ajouter du plaisir à la consommation, c'est être satisfait à la fin de celle-ci. Ce qui signifie déjà mettre de côté la frustration mais aussi le besoin de consommer rapidement une nouvelle fois. Il s’agit d’apprendre à consommer avec la meilleure partie de soi-même plutôt que de consommer avec la pire partie de soi-même. Et de regarder la consommation diminuer, pour finalement, dans certains cas, disparaître. Pour ceux qui veulent en savoir plus, n'hésitez pas à nous contacter ! + IG : @markblackscab www.associationaddict.fr