Après plus de 20 ans dans le métier, Shane Tan est devenu un maître accompli dans le registre du tatouage japonais. Depuis sa ville natale de Singapour, l’ancien punk nous parle de sa quête personnelle et surtout professionnelle, celle partagée par tous les tatoueurs qui comme lui se sont investis corps et âme dans la tradition nippone : constituer une collection de body-suits.
Tu as commencé à tatouer il y a 21 ans, tu avais alors 16 ans, où en es-tu aujourd’hui de ta carrière ?
J’ai l’impression de commencer. Je ne peux pas dire que je suis satisfait de ma situation actuelle parce que j’ai l’impression d’avoir encore plusieurs objectifs personnels à atteindre. J’aimerais ainsi terminer quelques body-suits supplémentaires, sortir mon livre, commencer d’autres body-suits, peindre plus, et puis sortir un autre livre. Rappelle-moi de prendre de longues vacances une fois tout cela fait.
Hahaha, bien sûr. Où trouves-tu la motivation après toutes ces années ?
Dans la curiosité et la passion. Avoir une famille m’a également poussé à travailler encore plus dur. Il y a beaucoup de compétition en ce moment et cela peut être écrasant, mais j’essaie de rester dans la course et d’apprendre des jeunes générations. Je fais face avec beaucoup de positivité. Il y a encore tellement de choses à apprendre et c’est toujours fun de voir des projets complètement hallucinants surgir aux quatre coins du monde. Cela me maintient en mouvement. S’il n’y avait pas régulièrement l’apparition de nouveaux talents dans ce milieu, nous serions tous devenus paresseux, avant de mourir d’ennui. Nous nous faisons constamment botter les fesses par la nouvelle génération et c’est une bonne chose. Je respecte ça.
En parlant de body-suits, cette nouvelle génération est totalement décomplexée dans l’approche de ces grands projets. Quel regard as-tu dessus ?
J’admire leur courage de travailler sur un dos dès le début. De mon côté, à l’époque, il m’a fallu 7 ou 8 ans avant de me lancer dans ce genre de projets. Le tatouage était alors beaucoup plus intimidant, l’information n’était pas aussi disponible. Il n’y avait pas assez de livres, nous n’avions pas non plus Facebook, Instagram ou Youtube. Et puis bien sûr, quand tu tapais « tatouage » dans Google tu tombais essentiellement sur des photos de bikers tatoués plutôt que sur de solides références. J’ai passé beaucoup de temps à chercher les bons livres dans les bibliothèques, ceux dont je pouvais me servir. J’ai parcouru un long chemin avant de faire mon premier dos, car je n’avais pas assez de couilles pour le faire dès le début de ma carrière.
Les réseaux sociaux mais aussi les évolutions techniques (machines, encres) ont permis ces changements. Lesquelles ont selon toi considérablement contribué à ouvrir le champ des possibilités ?
Le développement des nouvelles machines a effectivement largement contribué à l’amélioration des possibilités techniques. Personnellement, j’ai commencé en utilisant des coils mais maintenant j’utilise des rotaries, que j’ai plus facilement en main. Je ne dis pas qu’elles sont plus efficaces que les coils mais elles sont définitivement plus légères et cela rend plus facile leur utilisation sur des temps longs (particulièrement pour des body-suits). La Bishop Fantom et la Swash Drive sont actuellement mes préférées. Cela n’a pas changé ma façon de travailler mais cela a définitivement aidé à faire du tatouage un processus plus confortable.
Tu as déjà derrière toi une belle collection de grands projets, quelle difficulté cela représente-t-il pour un tatoueur ?
Je suis toujours à un stade très jeune de ma carrière. 19 ans, c’est une période très courte pour réunir une sérieuse collection de body-suits. Peut-être que dans une quinzaine d’années je pourrai répondre de façon pertinente à cette question. J’espère alors avoir une collection décente mais, pour l’instant, voici ce que je peux dire. Je ne dirais pas que cela a été difficile mais cela m’a très certainement pris du temps et beaucoup d’effort. Je suppose qu’une fois que tu te lances dans le tatouage japonais, l’objectif est de tatouer des corps entiers. En 2007 ou 2008, j’ai décidé d’en commencer quelques-uns. Mais je ne trouvais personne ! J’ai donc décidé de le faire gratuitement. J’en ai fait deux en fait, sans faire payer un seul centime. Puis j’ai réalisé quelques dos à Singapour et Zürich, en Suisse, pour presque pas ou peu d’argent, que j’ai terminés rapidement. Je n’avais pas la responsabilité d’une famille à l’époque, l’argent n’était pas vraiment une question essentielle pour moi. Cela a été le point de départ.
Quelles ont été les réactions ?
Cela a pris quelques mois avant que les gens ne le remarquent parce que je n’étais pas très actif sur les réseaux sociaux à l’époque. Je ne me préoccupais pas beaucoup de ce que les gens pensaient, ni qu’ils aimaient ou pas ce que je faisais. Je l’ai fait parce que je voulais apprendre à construire des grands projets comme ceux-là. C’était l’étape à passer. Quoi qu’il en soit, après avoir terminé quelques grandes pièces, j’ai mis en ligne un site amateur, imprimé des photos et distribué autant de cartes de visite que je pouvais. Cela a retenu l’attention de certains et j’ai ensuite reçu des propositions pour commencer des dos. C’était un peu différent à l’époque. Je n’avais pas de smart phone pour publier l’avancée de ces projets. Les réseaux sociaux n’existaient pas, pas de « likes » ni de « followers ». Je me reposais essentiellement sur le bouche à oreille.
Tu évoquais une collection “décente” de body-suits, que veux-tu dire par là?
Je dirais qu’une vingtaine constituerait une bonne collection. J’ai plus de 30 dos mais seulement quelques body-suits en cours. Un corps complet est tellement difficile à atteindre. Cela prend beaucoup de temps et certains clients ont besoin de faire un break après deux ou trois ans de travail constant.
Combien d’heures cela te prend-il pour en faire un ?
50 à 60 heures pour un dos et peut-être 200 heures pour un intégral ? Cela dépend de la taille du corps. Une majorité de clients commence avec un dos puis étend ensuite le tatouage au reste du corps. D’autres font d’abord les bras avant de passer au dos. Ils viennent rarement avec l’idée de faire un intégral, mais tout de même, quelques-uns - peut-être 3 ou 4 – sont venus me voir pour se lancer dans un body-suit, ils n’avaient pourtant aucun tatouage. C’est dingue.
Qu’est-ce qu’un intégral réussi selon toi ?
Il doit avoir un impact visuel à distance. Il faut aussi utiliser suffisamment de noir, sinon un intégral paraîtra un peu faiblard. Les manches et les jambes doivent porter le sujet principal qui se trouve dans le dos et ne pas lui voler la vedette.
Qu’as-tu appris des Japonais en ce sens ?
J’ai appris que la balance fait tout. Une fois qu’elle est maîtrisée, tout se met en place. Si tu regardes bien, tu réaliseras que dans un body-suit réussi les espaces laissés vierges sont aussi importants que les lignes noires et les ombrages. Si un design est trop encombré, si aucun espace ne permet au tatouage de respirer, cela ne sera pas facile de le regarder ; l’esprit va perdre son intérêt et zapper. Mais si par contre, le design est équilibré et que les différents éléments racontent une histoire, le regard va rester sur la pièce et s’en nourrir, sa curiosité sera éveillée.
Ton travail est aujourd’hui plus simplifié et plus contrasté que par le passé, comment a-t-il évolué au cours des années ?
Les 15 premières années, j’avais à cœur de montrer un maximum de détails. Il y a six ans, j’ai baissé la luminosité des couleurs et arrêté celles trop flashy. J’ai aussi restreint ma palette et ces derniers temps j’essaie de m’en tenir au noir et au rouge. En revoyant des œuvres faites il y a une dizaine d’années, je me suis rendu compte que je n’aimais pas la façon dont mes couleurs vieillissaient. Et puis en enlevant tous les détails, je prépare en fait le tatouage à son processus de vieillissement. Dans 10 ou 15 ans, si le design est simplifié il aura toujours l’air solide. Regardons les choses en face : quelle que soit ta technique, les tatouages déclinent avec le temps. Nous devons être responsable pour nos clients et leur donner quelque chose qui va durer une vie entière. Pas un truc qui n’a aucun sens et doit être retouché tous les ans. Ca, c’est du faux tatouage. Les détails ne résistent pas à l’épreuve du temps. Cela a été testé et vérifié, crois-moi.
Au cours d’une interview avec Filip Leu nous évoquions la courte durée de vie des œuvres tatouées. En tant qu’artiste, quel sentiment cela t’inspire-t-il ?
On passe notre vie à construire des châteaux de sable et à les regarder tomber en morceaux avec la marée. La mort est inévitable – ça sonne très emo mais c’est vrai- et j’essaie de faire de mon mieux pour photographier et documenter mon travail, conserver ainsi une trace. Mais regarder les tatouages dans la vraie vie est une expérience incomparable. C’est un peu comme regarder le catalogue d’une exposition et l’exposition elle-même. + IG : @shane_tan @feather.cloud.tattoo