En me rendant au domicile de Charlie Cartwright à Modesto, en Californie, j'étais ravie de mener une interview avec le pionnier du tatouage « single needle ». Cartwright (ainsi que Jack Rudy et Freddy Negrete) a changé le cours de la scène du tatouage; mieux encore, il a aidé à la faire devenir ce qu'elle est aujourd'hui. Inspiré par les tatouages noirs et gris que l’on faisait dans les prisons du XXe siècle, c’est lui qui les as fait connaître au grand public.
Là, je suis assise sur un canapé marron dans le salon de Cartwright. Je regarde les croix chrétiennes accrochées aux murs, les sculptures amérindiennes sur le sol et des tonnes de souvenirs et de produits dérivés de «Good Time Charlie» empilés dans un coin de la pièce. Il porte toujours le nom de «Good Time Charlie» (qu'il a dédicacé sur une affiche pour moi), l'alias signifiant une personne insouciante et sociable, ce qui lui va parfaitement.
Le cou de Cartwright est tatoué avec un motif de style polynésien. Les couches successives d’encre noire sur ses manches rendent difficile la lecture des formes et des motifs, il est cependant satisfait d'avoir recouvert des tatouages plus anciens. Il me confie : « Il n’y avait rien de mauvais dans ce qui était là." Ses mains sont également fortement tatouées, avec des motifs de croix religieuses et les mots «Tiens bon» sur ses doigts. La foi de Cartwright a toujours été présente, guidant et équilibrant sa carrière et sa vie personnelle.
Vous avez commencé à tatouer à 15 ans. En le découvrant, cela a rendu votre père complètement fou. Qu'est ce qui c'est passé?
Il n'était pas d'accord, n'aimait pas ou n'acceptait pas ce que je poursuivais. Un jour, il a découvert trois tatouages sur mon frère [faits par moi]. Mon frère avait dix ans [et moi 15]. Mon père a perdu la tête et m'a dit: "Ne lui refais plus jamais un autre tatouage." Après cela, je ne suis pas rentré souvent à la maison parce qu’il n’aimait pas ce que je faisais. Probablement un an ou deux plus tard, je crois que j'avais 17 ans, je suis venu manger, voir ma mère… J’étais dans la cuisine puis une fois dans la salle à manger mon père m’a donné moi un uppercut que je n’oublierais jamais. J'ai glissé le long du mur et il a dit: "Je t'avais dit de ne pas lui faire un autre tatouage!" Mon père avait vu celui que j’avais fait bien avant sur la jambe de mon frère. Il n’était pas neuf, il ne l’avait tout simplement jamais remarqué jusque là. Je lui ai dit alors : "Ok, je pars!" C’est ce que j’ai fait et je suis retourné [quelque part dans le] quartier. Deux semaines plus tard, il est venu me dire: «Ta mère veut que tu rentres à la maison.» J'ai dit: "Et toi?" Et il a dit: "Ouais, je le veux aussi." Et j'ai demandé: «Allons-nous jamais parler de tatouages? Parce que je ne sais pas comment l'expliquer, papa, mais je vais juste m’y intéresser jusqu'à ma mort. "
Votre père était pasteur.
Oui, il a été un prédicateur pentecôtiste pendant 47 ans et probablement prédicateur pendant une soixantaine d’année.
A cause de lui, vous êtes-vous rebellé contre la religion quand vous étiez jeune?
Je ne me suis jamais rebellé contre la religion. Mon père pensait que c'était «pratiquer le légalisme » que d’exprimer son rejet des tatouages, parce qu’il était écrit dans le Lévitique 19:28 : «Ne coupez pas vos corps pour les morts ni ne mettez des tatouages sur vous-mêmes ». J'en ai discuté avec d'autres personnes et nous ne sommes pas Juifs, nous ne sommes pas soumis à la loi lévitique. Nous sommes des Gentils et nous vivons sous la grâce en tant que Chrétiens. Et commémorer nos proches sur notre peau ne leur porte pas préjudice.
Avez-vous pardonné à votre père de vous avoir mis cet uppercut?
Oh oui, je n'ai jamais cessé d'aimer ce gars. J’ai juste accepté que c'était une réaction instinctive à ma passion.
A-t-il compris cette passion plus tard dans sa vie?
Il s’y est résigné mais je ne pense pas qu’il l’ait jamais vraiment appréciée. Après 25 ans de tatouage, il a déclaré: «Mon fils, je n’ai jamais pris le parti de m’occuper de tes affaires, mais tu dépenses certainement beaucoup d'argent!» «Qu'est-ce que tu veux dire, je dépense beaucoup d'argent?» J'ai dit. (Mon père était très pauvre quand il était enfant.) «Eh bien, vous et votre famille voyagez partout. Vous vivez de façon si… sauvage. Je ne comprends pas totalement, peux-tu me donner une idée approximative de ce que tu gagnes? » Je lui ai dit et ses yeux se sont écarquillés : "C'est plus que le président des États-Unis!", «Je ne sais pas ce que fait le président et je m'en fiche,» j’ai répondu. Mais il a apprécié ce succès, car il était du genre à tout mesurer en dollars. Que j'avais, mais je ne mesure pas le bonheur avec de l’argent.
Quand vous rencontrez Jack Rudy, il a 19 ans ; il pensait que vous étiez un biker. L’étiez-vous?
Eh bien, non, je n'ai jamais été motard. J'ai bien acheté un tricycle à Lady Blue, qui travaillait pour moi à East LA. Elle a dit qu'elle le vendrait 1500 $. Je ne voulais même pas de tricycle, mais comme elle avait dépensé 4 500 $ en pièces détachées et que de nombreux Hells Angels avaient travaillé aussi dessus, il avait l’air cool. Mais je l'ai rarement conduit parce que j’aurais été assailli par les curieux.
Vous avez encadré Jack, travaillé ensemble et vous participez toujours à des événements tous les deux. Qu'est-ce que ça fait d'avoir un ami de si longue date dans cette aventure?
Cela a été une bonne chose pour nous deux. Je parle encore souvent à Jack et nous nous retrouvons de temps en temps. Je n’ai absolument aucun regret d’avoir fait entrer le gars dans le milieu parce qu’il a contribué de façon significative à notre industrie. Ce n’était pas simplement un gars banal qui aimait les tatouages; Jack avait du talent! Il est devenu plus qu'un simple type que vous formez et avec lequel vous continuez à faire un bout de chemin. Nous sommes amis depuis plus de 45 ans. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de faire le livre avec Jack, «Tattoo Man - The Story of Good Time Charlie’s». Notre histoire est tellement connectée. Le fait est que j'ai donné très peu d’apprentissage dans ce milieu. Mes enfants sont les seuls à qui j’ai montré le métier - un seul continue aujourd’hui. Jack est la seule de ces trois personnes avec qui je n’avais aucun lien familial. Mais c'était un bon. Il a porté le nom [«Good Time Charlie’s Tattooland»] de belle façon et a grandement contribué à l’héritage du tatouage noir et gris fait à aiguille unique.
Vous étiez un visionnaire pour ouvrir un magasin de tatouage dans l'est de Los Angeles en 1975. Vous travailliez très tard, comme vous l'avez dit: «Jusqu'à ce que le dernier chien meure.»
Parfois, nous terminions à 7 heures du matin. Nous n'ouvrions que de 17 h 00 à 1 h 00. J'étais ouvert depuis environ un an lorsque Lady Blue (qui travaillait avec moi à The Pike), m'a téléphoné: «Hé mon pote, je suis passée par ton magasin, et le panneau indique qu'il ouvre à 17h00. Tout ça c'est à propos de quoi? Comment se fait-il que vous n'ouvriez pas à midi? » J'ai dit: «Eh bien, si vous voulez l'ouvrir à midi, ouvrez-le. Je ne veux pas y être avant 17 heures ». J'aime le quart de nuit.
Au Pike, les heures tardives étaient les plus intéressantes avec le carnaval et le parc d’attractions.
Exactement! Lady Blue m’a dit plus tard: «Je viens de recevoir une visite du département de la santé aujourd'hui, ils ont dit : « Eh bien, nous ne sommes jamais allés là-bas pendant toutes ces années parce qu’à 17h nous étions rentrés chez nous. »
Actuellement, le tatouage custom est presque devenue la norme ; cependant, il y a 50 ans, ce n’était pas le cas.
Je n’essayais pas de faire quelque chose d’unique mais je voulais faire ce que le client voulait, unique ou pas. Quand je suis arrivé ici [en Californie] pour la première fois, dans tous les shops de tatouage dans lesquels je suis allé il fallait choisir un motif au mur, il n’y avait rien sinon de disponible. Je me suis dit alors : "Pourquoi ne peut-on-tu pas avoir tout ce que l’on veut?" Je faisais donc à East LA par exemple le portrait de la femme de mes clients assise à côté d’eux. Je la regardais et la dessinais. Je me mettais ainsi au soleil pour dessiner leurs vans ou leurs motos sur les bras de mes clients - c'était le véritable art pour moi. C'est comme ça que j'ai toujours fait quand j'étais enfant. Je ne savais même pas ce qu'étaient les calques. Je n'avais même jamais entendu parler de calque d'aucune autre sorte. J’utilisais juste un stylo à bille.
C'était très innovant à l'époque. Ed Hardy réalisait également des pièces personnalisées à main levée.
Oui, Ed et moi étions en quelque sorte dans le même trip, mais il était sur une base beaucoup plus élevée, travaillait uniquement sur rendez-vous et sur des projets bien plus importants. De mon côté, je faisais tout ce que les clients voulaient, c’est à dire des pièces plus petites. Je travaillais tout le temps sans rendez-vous, comme un vrai street-shop.
Avez-vous déjà pensé que l'industrie du tatouage deviendrait aussi massive?
Personnellement, non. Je n’avais aucune idée de l’ampleur qu’il pourrait prendre. Il n'y avait qu'une demi-douzaine de magasins, peut-être, au Pike et Long Beach, et deux ou trois dans la région de Los Angeles, point final. Un à Van Nuys et un downtown. Il n’y avait pas autant de studios dans le coin. A ce moment-là, vous pouviez regarder les bras de n'importe qui et dire : «Hé, vous êtes de Philadelphie, ou vous êtes de New York, et untel a fait ce tatouage», et ils se demandaient tous comment je pouvais savoir cela. Il n'y avait probablement que 300 tatoueurs dans tout le pays.
C'était facile à distinguer.
Ouais, il y en avait si peu ; les styles de chacun nous étaient familiers. À l'heure actuelle, même la petite Annie qui habite à six paliers de chez vous pourrait avoir fait ce tatouage, pour autant que vous le sachiez.
En raison de la pandémie COVID-19, l'industrie est en difficulté. Quel avenir se dessine pour le tatouage selon vous ?
Parce que le monde entier semble s'adapter au problème du COVID, je pense que le tatouage survivra. Pourtant, ce ne sera plus jamais la même chose à cause des contraintes qu’ont du subir les gens, opérer à huis clos, avec des finances limitées. L’économie est si pourrie que beaucoup de gens ne peuvent plus travailler ou même aspirer à travailler. Cela va donc limiter le budget qu’ils réservaient au tatouage. Les gens vont être affectés économiquement, physiquement et probablement aussi émotionnellement. Je ne connais personnellement aucun tatoueur qui se soit suicidé. Pourtant, cela ne me surprendrait pas que certains aient pu le faire. Nous avons allons certainement devoir encore faire avec une année de contacts restreints.
Vous parlez de vie sociale ?
Oui. Et donc évidemment, cela affectera le commerce de bien des manières. Je crois que ceux qui réussiront sont les derniers arrivés qui ne réalisent même pas les problèmes auxquels ils seront confrontés, mais qui sont tellement pris dans la course qu’ils le découvriront quand même. Il y en aura qui entreront dans le métier pendant cette période difficile, ce qui sera probablement une bonne chose. Mais dans l'ensemble, je dirais que l'industrie ne sera plus jamais la même. Je crois qu’il y aura beaucoup plus de tatouage faits dans des studios privés. Je pense donc que cela va devenir une affaire privée, et le mode de vie des tatoueurs va changer aussi. Il faudra se faire à moins de popularité et moins de célébrité.
Ce sera donc plus underground.
Certainement. C’est déjà le cas. De nombreux magasins ont fermé définitivement et les tatoueurs se reportent sur d'autres compétences. Beaucoup d'entre eux se consacrent à la gravure sur métal, à la réalisation de couteaux, de fusils ou de peintures. Ils vendent leurs tableaux. Certains d'entre eux sont graveurs et sculpteurs, ils recherchent autre chose pour maintenir leur style de vie et leurs revenus. Je veux dire, le style de vie ne cesse pas si vous moulez de l’argile dans votre studio ou quelque chose comme ça, vous êtes toujours un artiste. C’est juste un média différent.
Ce n’est pas si excitant pour ceux qui ont aimé voyager à travers le monde.
Ouais. Ce sera absolument un animal différent.