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Don Rodrigues

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Interview Andre Rodrigues

@pascalbagot

Maître du réalisme et passionné de peinture, le tatoueur brésilien André Rodrigues, de Santo André dans la commune de Sao Paulo, nous ouvre les portes de son atelier. Il nous y parle de ses débuts, de sa passion pour la peinture, mais aussi de son école de tatouage dans laquelle il y satisfait à 47 ans son plaisir d’enseigner et de transmettre aux nouvelles générations. Une prise de position risqué qui fait pourtant fi des tabous pour ce genre d’établissement dans une profession traditionnellement régie par un système d’apprentissage de professionnel à élève.

Bonjour André, pouvons-nous commencer par une petite présentation s'il te plaît ?

Je m'appelle Andre Rodrigues, je tatoue depuis plus de 20 ans et je suis également professeur de dessin et de peinture. J'enseigne le dessin depuis l'âge de 18 ans et je suis tatoueur depuis l'âge de 25 ans.

Avant de te lancer dans le tatouage, je crois que tu as travaillé dans le graphisme, tu as été aussi professeur d'art ?

Je travaillais dans une école d'art de ma ville - Santo André, une commune de Sao Paulo - et j'avais abandonné le tatouage parce que ma famille y était totalement opposée. Dans cette même école, il y avait une petite maison d'édition qui produisait des magazines pour enfants. J’y ai donné des cours et commencé à travailler chez eux. Après une dépression, j'ai décidé de quitter l'édition et de me lancer dans le tatouage. J'ai débuté dans ma chambre. Quelques mois plus tard, un studio m'a appelé pour que j'y travaille. C'était un petit studio de quartier où je suis resté un an et demi. Ensuite, j'ai été invité dans un très grand studio au Brésil. L’expérience cette fois a été plus longue, j’y suis resté plus de trois ans. En 2007, je suis parti travaillé dans un studio en Italie pendant quatre ans. Enfin, je suis retourné au Brésil pour de bon et j'ai créé mon propre lieu : Don Rodrigues. Un an plus tard, j’ouvrais une des premières écoles au monde destinées aux tatoueurs : Lado B Escola.

Revenons maintenant à tes premiers contacts avec le tatouage, ça commence comment ?

Je suis tombé amoureux après en avoir vu un pour la première fois à l'âge de 7 ans. Je me suis dit : « C'est ce que je veux faire ». Je ne savais pas quand ni comment, mais cela m'a enchanté. À 11 ans j'ai fabriqué ma première machine à tatouer en démontant un jouet pour en retirer le moteur. J'ai testé les aiguilles sur ma peau, sans encre. À 13 ans, j'ai utilisé la même machine pour faire un tatouage à un ami. Ce que je voulais faire de ma vie est alors devenu très clair, malgré les préjugés de mes parents et de ma famille.

Quand t’y mets-tu sérieusement ?

En 2003, 2004... Quand le tatouage a connu un boom. Il y avait encore beaucoup de préjugés, mais cela devenait à la mode. À cette époque j'ai rencontré des artistes incroyables grâce à internet, qui était encore balbutiant. Fotolog (un site de partage de photos) marchait et j'ai rencontré beaucoup de tatoueurs avec lesquels je suis encore très ami aujourd’hui. Grâce à Fotolog, mon travail a considérablement gagné en exposition.

Dans l'histoire du tatouage moderne au Brésil, il y a des villes plus avant-gardistes que d'autres ?

L'histoire commence sans aucun doute dans les années 1990 avec Maurício Teodoro, Polaco, Leds, des artistes qui ont changé la manière de tatouer avec le développement de méthodes plus efficaces. Certains d'entre eux ont étudié les machines, les peintures, les aiguilles. D'autres artistes se sont intéressés davantage à l'esthétique, à la lecture du dessin sur la peau. Je me suis beaucoup imprégné de ces évolutions. São Paulo est sans aucun doute l'épicentre du tatouage au Brésil. C'est là que l'on apprend le plus, que les plus grands noms du tatouage se retrouvent. Il y a, bien sûr, d'incroyables tatoueurs dans d'autres États, mais la majorité d'entre eux se trouvent à São Paulo..

À tes débuts tu t'es fait un nom dans le style new school, comment y es-tu venu ?

Pour tout te dire, j’ai détesté ce style quand j'ai commencé à tatouer. J'aimais le réalisme et je pensais que celui qui faisait du réalisme était un artiste complet (je sais, j'étais très jeune et je ne connaissais rien au monde du tatouage). Un jour, un ami m'a demandé un tatouage "new school" sur sa jambe que, à ma surprise, j’ai beaucoup aimé. Il a eu du succès dans la rue et m’a apporté de nombreux clients. Comme ce style remplissait ma vie de bonheur, je lui ai consacré 100 % de mon temps. J'adorais le dessiner et créer. Mes dessins se sont faits remarquer par les tatoueurs brésiliens mais aussi étrangers et, petit à petit, je me suis fait connaître. Ma carrière a décollé.

Tu as malgré tout poursuivi dans la voie du réalisme, quelle satisfaction ce style te procure-t-il ?

Comme je l'ai déjà dit, c'est le réalisme que j’avais en tête depuis le début. C'est un style qui impressionne tout le monde, surtout ceux qui ne connaissent pas grand-chose à l'art du tatouage. Le réalisme a un effet très puissant parce qu'il n'a pas besoin d'être expliqué, n'est-ce pas ? C'est facile à comprendre, c’est donc facile à vendre. J'aime faire du réalisme, c'est un style qui ne me fatigue pas et qui rapporte bien. Quoi qu’on en dise, il faut payer les factures et le réalisme le fait très bien. Et quand je veux m'amuser, il y a d'autres styles pour me rendre plus heureux.

La peinture occupe également une bonne partie de ta production, tu nous en parles?

C’est mon véritable amour. Ma passion. La peinture me donne énormément de plaisir et prend beaucoup de temps dans ma vie. Je l'étudie avec assiduité et dans toutes ses techniques : aquarelle, huile, gouache, acrylique, fusain, il n'y en a pas une que je n'ai pas étudiée. Je me suis lancé à corps perdu dans chacune d'entre elles. J'ai gagné des prix, exposé à New York, en Europe et dans tout le Brésil. Je suis très heureux d'apprendre de nouvelles techniques.

Tu ne te contentes pas d’apprendre dans ton coin, tu aimes aussi partager et éduquer par le biais de séminaires que tu as, il me semble, commencé à proposer très tôt dans ta carrière. Et aujourd'hui, tu as ta propre école de tatouage, n'est-ce pas ?

J'enseigne depuis l'âge de 18 ans. Si je pouvais, je m'en contenterais, cela me satisfait. Le problème est que l'enseignement, du moins au Brésil, est très peu valorisé. Une journée de tatouage équivaut presque toujours à un mois de cours. C'est disproportionné. À mon retour d'Italie, d'anciens élèves sont venus me voir pour que j'enseigne à nouveau le dessin. J'ai commencé à le faire dans mon studio, mais comme les élèves étaient de plus en plus nombreux, ils m'ont demandé de leur apprendre quelques techniques de tatouage. J'ai pris un risque mais cela a très bien fonctionné. Aujourd’hui, Lado B Escola (le nom de notre école) est probablement la première pour tatoueurs en Amérique. Nous avons réalisé de beaux projets et plusieurs tatoueurs du monde entier sont venus donner des séminaires. Nous avons des étudiants de différents pays et c’est une belle histoire. Nous sommes un endroit sérieux et des tatoueurs compétents ont suffisamment cru en notre travail pour faire partie de ce projet.

Comment fonctionne cette école et qu'y apprend-on ?

L'idée de l'école n'est pas seulement de transmettre des connaissances sur le tatouage, mais aussi d'introduire l'étudiant dans le monde de l'art. Nous avons des exemples d'étudiants qui se sont inscrits pour apprendre à tatouer et qui, grâce aux connaissances qu'ils ont acquises ici, sont devenus peintre et vivent de leur peinture. Un autre a également abandonné le tatouage pour devenir artiste concepteur de personnages dans un studio de création de jeux de rôle. Nous voulons transmettre des connaissances artistiques aux élèves. S’ils se concentrent sur le tatouage, nous leur donnerons une base solide pour qu'ils ne fassent pas d’erreurs, mais si ces étudiants veulent travailler dans un autre domaine artistique, nous leur donnerons aussi des connaissances pour les accompagner.

Les écoles de tatouage sont taboues dans le monde du tatouage. Quelle a été ton approche dans ce contexte ?

Comme nous étions pratiquement des pionniers, nous avons essuyé de nombreuses critiques sévères de toutes parts. Mais nous savions à quel point nous étions sérieux. Beaucoup de personnes se lançaient dans le tatouage en faisant des choses stupides et nous avons beaucoup insister dans les cours sur les questions d’hygiène et de biosécurité. Nous mettons constamment à jour notre cours sur ce thème, afin que les étudiants respectent non seulement le client, eux-mêmes et leurs familles. Nous sommes tellement sérieux dans ce que nous faisons que de nombreux tatoueurs passés ici ont dit qu'ils ne feraient jamais de séminaire ailleurs. Même les tatoueurs qui sont contre les cours et les écoles nous les recommandent. Ils nous disent : « Je n'aime pas les écoles de tatouage, mais si vous voulez en fréquenter une, cherchez Lado B ».

Comment ta façon de travailler a-t-elle évolué avec les progrès techniques dans le métier?

Aujourd'hui, j'utilise une machine Pen. Pas parce que c'est la meilleure mais parce que je tatoue depuis plus de 20 ans et que je veux plus de confort pour changer d'aiguille. Cela me permet d'être plus rapide et de ne plus avoir de fils, cela supprime le point d'équilibre de la machine. Je fais généralement les sketchs sur une tablette, je peux tester de nouvelles formes, de nouvelles idées. J'imprime le projet et si je fais une erreur ou si je prends une taille que je n'aime pas, je peux l'imprimer à nouveau. La technologie m'aide beaucoup à gagner du temps et je gagne des heures pour étudier d'autres choses.

L'avenir du tatouage passe-t-il nécessairement par les nouveaux outils modernes ?

Je ne crois pas à la modernité. Il y a des gens qui utilisent une seule aiguille et font un travail incroyable. Sans machine, à la main. Ces machines sont devenues aujourd'hui une sorte d'objet désirable. Mettez-les dans les mains d’un mauvais tatoueur avec 300k followers et les débutants croiront que cette machine va faire d’eux des artistes célèbres sur Instagram.

Aujourd'hui, un saut technologique est à la portée de tous les artistes avec la disponibilité de l'IA. Pour leur bien ou pour leur mal ?

Je pense que quiconque aime la peinture continuera à peindre. Celui qui aime dessiner continuera à dessiner. Ceux qui n'aiment pas étudier, pratiquer, subir des processus, bénéficieront grandement de l'IA. Si le tatoueur a une bonne technique de tatouage, le client bénéficiera certainement de l'IA. Il n'y aura pas de retour en arrière, ce sera de plus en plus incroyable. Je suis très curieux, j'aime la technologie mais pouvoir la faire de mes propres mains me procure beaucoup plus de plaisir, cela fait partie de moi, de mon essence.

Penses-tu qu'il est encore indispensable de savoir dessiner ?

Je ne crois plus. Au début, j'ai fait savoir que les bons tatoueurs devaient savoir dessiner et connaître les couleurs. Au fil du temps, j'ai rencontré de grands tatoueurs qui n'étaient pas intéressés par le dessin et la peinture, pourtant leurs tatouages étaient magnifiques. L'IA accueillera ces types de tatoueurs qui n'aiment ni dessiner ni peindre, mais simplement tatouer. Pourtant, ces connaissances facilitent l'improvisation dans un tatouage, pour créer quelque chose avec du style et de la personnalité. Mais il y a des clients qui ne se soucient pas de cela, ils veulent juste une pièce. Je vois cela souvent dans notre profession, tu sais ? Ils en veulent un pour s'intégrer dans un certain groupe. Ceux qui aiment les tatouages, le dessin et la peinture ne sont pas à l'aise avec ces personnes, mais ce type de clientèle est de plus en plus courant.

Les jeunes générations savent-elles dessiner ?

Au début, la plupart des étudiants disent qu'ils savent dessiner et peindre. Mais lorsque je fais un petit test pour voir leurs capacités, ils sont presque toujours très mauvais. Ils ne savent pas comment structurer, ils ne connaissent pas la composition qui doit non seulement s'adapter au corps mais aussi créer un certain mouvement. Ils ne connaissent pas les valeurs tonales, l'ombre et la lumière, les couleurs... Bref. 99% d’entre eux sont très faibles. Ils pensent qu'ils savent dessiner parce que leur entourage a valorisé le peu qu'ils connaissent. Les amis et les parents disent qu'ils sont très bons, qu'ils sont déjà des artistes. Ils y croient jusqu'à ce qu'ils arrivent à l'école. Là, je les confronte à la réalité. Je prends leurs dessins et je les refais, en montrant tous les problèmes. Ils commencent alors à comprendre ce qu'il faut améliorer et la direction à suivre.

Comment se porte la profession au Brésil ? Ici en Europe et en France, le nombre de tatoueurs a explosé et les jeunes générations sont moins intéressées par le processus traditionnel de professionnalisation (apprentissage, boutique enregistrée, etc.).

Ici, au Brésil, il y a également eu un afflux importants de nouveaux tatoueurs. Mais beaucoup d'entre eux se rendent compte qu'il ne s'agit pas d'une profession facile. Ceux qui apprennent de manière traditionnelle, en apprentissage, se plaignent de ne rien apprendre parce que le propriétaire du studio ne fait qu'explorer et n'enseigne pas. Au moins, dans notre école, nous montrons que ce ne sera pas facile. Beaucoup de jeunes font des choses stupides, se contaminent eux-mêmes et contaminent d'autres personnes. Nous voulons montrer comment éviter cela. Nous ne promettons pas non plus la prospérité à ceux qui se lancent. Nous avons d'anciens élèves très célèbres aujourd'hui, ici au Brésil, qui gagnent très bien leur vie, mais ce sont des exceptions. Nous leur montrons la vérité et leur expliquons qu'ils devront travailler dur pour vivre du tatouage. Et puis, beaucoup abandonnent, parce qu'ils n'imaginaient pas qu'il y aurait autant de travail. Le tatouage dans le monde est en pleine ébullition, mais je crois qu'il arrivera un moment où cela se calmera et où tout rentrera dans l'ordre. Je suis très enthousiaste, je crois que nous vivrons des temps meilleurs, comme au début des années 2000. + IG : @don_rodrigues https://www.ladobescola.com.br/